«Moi aussi, j’ai le désir de la paix le plus tôt possible et tout le monde la désire. Il serait un grand criminel celui qui aurait une autre pensée, mais il faut savoir ce qu’on veut. Ce n’est pas en bêlant la paix qu’on fait taire le militarisme prussien.»
C’est par ces mots prononcés à la tribune de l’Assemblée nationale, alors appelée Chambre des Députés, que Georges Clemenceau, Président du Conseil (l’on dirait aujourd’hui Premier Ministre) et Ministre de la Guerre, rallia le 8 mars 1918 des députés parmi lesquels naissait la tentation, cinq jours après les accords de Brest-Litovsk (Biélorussie, aujourd’hui Bélarus) par lesquels les Bolcheviks au pouvoir en Russie mettaient fin à leur guerre avec l’Empire allemand, d’un chemin semblable pourvu que la guerre s’arrête.
Clemenceau ne le savait pas, même s’il y croyait de tout son être, mais il avait ainsi choisi la bonne voie, celle qui assurerait huit mois plus tard, à la France et aux Alliés, la victoire. Le chef de gouvernement devenu chef de guerre allait d’ailleurs devenir, pour les Français, le «Père la Victoire».
En Syrie, Bachar al-Assad se rêve peut-être en Clemenceau. Il n’imagine pas à quel point il en est loin, lui qui, ayant déjà moins gagné qu’épuisé ses adversaires, ne l’a fait en tout état de cause que grâce au soutien étranger, notamment russe, iranien et du Hezbollah libanais. Quand bien même, dans son discours du 8 mars 1918, Clemenceau avait lancé à ses houspilleurs : «Aujourd’hui, notre devoir est de faire la guerre en maintenant les droits du citoyen, en sauvegardant non pas la liberté, mais toutes les libertés», phrase que jamais ne prononcerait un Assad, au regard de la tradition liberticide de la dynastie au pouvoir en Syrie.
Aujourd’hui, dans le conflit armé syrien, Brest-Litovsk semble se nommer Astana.
Astana, nom qui veut dire «capitale», désigne celle du Kazahkstan, où le Kremlin, jadis maître des lieux du temps de l’Union soviétique, a pris l’habitude d’organiser des «conférences de paix» pour la Syrie à sa propre convenance, ainsi qu’il l’a fait en janvier dernier également à Sotchi. A chaque fois, Vladimir Poutine mène la danse, invite qui lui semble convenir à sa propre vision du pays et rejette les représentants de la révolution syrienne, tout devant aller dans le sens de Bachar al-Assad, son allié et protégé sur place.
Adieu Genève, siège de la légalité internationale et des précédents pourparlers. Voilà l’allié kazakh, au carrefour du monde slave sur lequel Poutine cherche à régner en maître et du monde musulman, notamment turcophone qui regarde naturellement vers l’homme fort d’Ankara, Reçep Tayyip Erdogan, hôte de discussions ayant moins pour but de créer la paix que de remodeler la guerre en Syrie.
Mais pour la révolution syrienne, ça ne passe pas. La paix oui, ses représentants ne cessent d’appeler à son retour, qui permettrait ensuite celui des réfugiés et déplacés chez eux. Mais une paix qui signifierait l’abandon des aspirations historiques de la révolution et la consécration de l’arbitraire des Assad, non.
Une pétition lancée sur la plateforme change.org par la Syrian National Revolutionary Conference et d’autres organisations le proclame, appelant chacun(e) à la soutenir et signer.
Pour qui croirait qu’une révolution syrienne qui se sait largement vaincue sur le plan militaire cherche à faire de l’obstruction, à ralentir par orgueil ou dogmatisme un processus de paix qu’elle sait lui être défavorable, la lecture du texte de la pétition balaie tout cliché.
«Depuis sa création en dehors du cadre de la légitimité internationale, le parcours d’Astana vise à empiéter sur les résolutions de l’ONU affirmant la transition politique dirigée et détenue par les Syriens pour mettre fin au conflit, et cherche à faire disparaître la volonté du peuple syrien que les multiples de résolutions internationales ont déclaré qu’il est concerné par l’adoption de la décision de l’avenir de la Syrie.» Quel genre de paix créerait, en effet, une pure logique de puissance militaire et de jeux de pouvoir ? Une fausse paix qui n’aurait de nom que soumission, tant du peuple à son tyran que du pays à ses parrains.
«Au cours des huit précédentes conférences à Astana, l’objectif principal était la domination des forces garantes sur certaines parties de la Syrie à travers des sphères d’influence et des tentatives de division du pays.
Bien qu’aucune de ces conférences n’ait de légitimité civile, elles continuent à soumettre progressivement la Syrie aux diverses occupations.»
Dès lors, les organisations syriennes se réclamant de la révolution, du moins de l’opposition, qui choisissent de prendre part à ce processus ne peuvent dans les faits contribuer, aussi désireuses de paix soient-elles, qu’à une imitation grossière de celle-ci, en plus de quoi c’est toujours une renonciation aux idéaux qui portaient le soulèvement de 2011.
Et cette menace, majeure, les auteurs de la pétition la dénoncent sans la moindre ambiguïté.
«La délégation n’a aucune légitimité pour parler au nom de la société civile syrienne et, par conséquent, aucun accord signé par elle n’a de crédibilité, de référence ou de légitimité pour les Syriens et l’avenir de la Syrie.
Le peuple syrien poursuivra avec stabilité et détermination à revendiquer le droit à une transition politique menant à un changement radical, pour la construction d’un État de droit et nouveau, qui assure l’égalité et la justice pour tous ses habitants et à la fin de l’ère du régime d’Assad, qui a cherché et cherche à exterminer et déplacer le peuple syrien.»
Pour autant, il ne s’agit pas d’une énième pétition contre un processus truqué. Les révolutionnaires syriens le savent bien, s’opposer rime avec proposer. Désavouer une vision n’est rien si l’on n’en met en avant une autre, différente. Et face à la vision des grandes puissances, quelle autre peut compter réellement si ce n’est celle des premier(ère)s intéressée(e)s, à savoir les Syrien(ne)s eux- et elles-mêmes ? Aucune. Si Damas et Moscou veulent l’empêcher d’être entendue, ce n’est pas par hasard, mais bien parce qu’ils le savent.
Effacé au profit d’un pur rôle géopolitique pour le pays, éduqué au silence par le régime, le peuple syrien n’est légitime dans les pourparlers de paix qu’à l’ONU, hôte des sessions de Genève. Astana et Sotchi l’ignorent, le réduisant au simple rôle d’acteur de consultations électorales pour légitimer les décisions prises d’en haut. Quel sentiment national espérer faire naître d’un peuple que l’on réduit, encore et toujours, à l’état non pas même de sujet mais d’objet ? Aucun. C’est ainsi que la pétition dénonce l’omission de «l’élément patriotique-national» de la Syrie, risque le plus grave à ses yeux :
«Nous attirons également l’attention et soulignons la gravité persistante de la faiblesse de l’élément patriotique-national et la régression dangereuse et permanente des activités des institutions, qui devaient, à priori, être concernées, au niveau de la conduite, comme au niveau de la décision, par son indépendance, et se tenir au courant des événements, notamment, la possession d’une vision et d’une crédibilité nationale, malheureusement perdues, afin de sortir d’un état de paralysie et de handicap interne et de toutes les conséquences que représente cet état comme climat bloquant et tracassant le mouvement national espéré».
En appeler à la conscience populaire, dans une démocratie accomplie, rien de très révolutionnaire. Mais en un temps où, dans les démocraties, la pensée illibérale, hostile aux libertés, connaît son heure de gloire, même lorsque la souveraineté populaire est constitutionnelle, cet exercice n’est déjà plus une évidence. Que dire alors d’une Syrie où, si ce n’est pour consacrer encore et toujours les Assad et leur parti Baas aux élections, le peuple n’a pas à donner son avis et ne peut que se soumettre docilement ? Oui, en appeler à la conscience populaire devient révolutionnaire – en espérant que ce ne sera pas bientôt de nouveau le cas ici en Europe, et ailleurs, où la démocratie se croyait chez elle, peut-être à tort, depuis 1945 :
«Nous appelons tous les Syriens à s’arrêter pour jeter un regard sur le passé récent et sur l’avenir, de procéder à un examen global et complet des événements, notamment, sur l’état du pays et la sur la révolution, loin de tous les agendas étroits ou intérêts immédiats, à cette étape dangereuse qui façonne les aspects de l’avenir de la Syrie, et menace, sous le poids de plusieurs occupations, sa perte, à moins que les Syriens ne puissent être à la hauteur de la responsabilité, pour préserver leur droit à la patrie».
Face au jeu des puissances qui prend pour terrain Astana, la pétition défend une paix qui se définirait adroitement ainsi qu’Abraham Lincoln, le Président des États-Unis qui mena son pays à travers la Guerre Civile, dite en français Guerre de Sécession, vers la fin de l’esclavage, définissait la démocratie, à ses yeux «le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple». Si l’élément patriotique-national que décrivent les auteurs est constamment maintenu à terre, c’est bien que les tenants du régime Assad et leurs alliés russes savent ce qui est bon pour le peuple syrien, si bon qu’ils le répriment obstinément.
Pour la scientifique et écrivaine Samira Moubayed, militante de premier plan de la révolution syrienne et active depuis Paris, Astana consacre précisément l’échec des processus de paix conçus sur le pur modèle international en vigueur à ce jour. «Face à l’impuissance de l’ONU et au fait que les processus de Genève soient au point mort depuis plusieurs années, les Syriens voient que les processus d’Astana progressent, menés par la Russie, l’alliée de Bachar al-Assad, pour imposer ses propres règles du jeu et donner la domination à la Russie, l’Iran et la Turquie sur certaines parties de la Syrie. Ces processus ne prennent pas en compte les aspects politiques de la crise syrienne ni les demandes du peuple syrien d’un État juste qui assure l’égalité et la justice.»
Samira Moubayed
Toujours selon elle, la cible des faux faiseurs de paix d’Astana en Syrie est évidente. «Dans ce contexte, un groupe de Syriens et Syriennes ont décidé de tirer la sonnette d’alarme sur la gravité et les conséquences d’Astana, qui apparaît comme l’unique option devant la faiblesse de l’élément patriotique-national. Nous croyons que cette question concerne tous les Syriens, les opposants comme les pro-Assad, et s’ils se mettent d’accord, ils peuvent exiger de la communauté internationale d’œuvrer activement pour imposer une solution politique loin de l’extrémisme autoritaire et religieux.» Mais cela n’est possible que si l’élément patriotique-national est convoqué ; si, à Astana comme à Sotchi, il est recalé, c’est bien parce qu’il dérange.
D’aucuns croiraient de prime abord l’élément patriotique-national, au vu de son nom, générateur de pensées belliqueuses. Bien au contraire, en Syrie, toute paix dépend de son existence. Du moins, toute paix véritable.
Après que l’espoir du «rouleau-compresseur russe» tant entretenu par Clemenceau et les Alliés dans leur guerre contre l’Allemagne eut disparu à Brest-Litovsk, portant un coup au moral de soldats et de civils aussi exsangues les uns que les autres en France, le Président du Conseil avait refusé toute concession à la pure logique militaire. Déjà en 1887, alors qu’il était député, il claironnait : «La guerre ! C’est une chose trop grave pour la confier à des militaires». Et à la tête d’une France en désarroi, il s’y est tenu.
«La Russie nous trahit, je continue de faire la guerre. La malheureuse Roumanie est obligée de capituler : je continue de faire la guerre, et je continuerai jusqu’au dernier quart d’heure, car c’est nous qui aurons le dernier quart d’heure.»
Il n’est un acteur du conflit armé en Syrie qui n’ait trahi d’une manière ou d’une autre la révolution syrienne à ce jour. Si elle persiste malgré tout à vouloir que la paix se fasse non entre les dirigeants qui envoient mourir leurs troupes, mais entre les Syrien(ne)s qui meurent les premier(ère)s, c’est pour que son peuple ait, seul, le dernier quart d’heure. Car il s’agira du début de son avenir.
Merci à Samira Moubayed pour les images d’illustration de cet article.
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