Assad doit être innocent. Du martyre qu’il inflige à son peuple en révolution depuis mars 2011, des attaques à l’arme chimique dans la Ghouta de Damas, en 2013 et cette année, il doit être innocent.
C’est ce que proclament celles et ceux pour qui le dictateur syrien est avant tout une figure de l’anti-impérialisme, quitte à oublier qu’il ne se plaint guère de l’impérialisme de Moscou dans l’ex-Union soviétique et au Moyen-Orient. C’est ce que plaident les avocats autoproclamés de la cause palestinienne qui oublient commodément Yarmouk, eux qui prétendent défendre la Palestine mais pas les Palestiniens. C’est ce que professent les étalons de l’antiterrorisme pour lesquels, traumatisme des attentats aidant et indignation sélective en faveur des seuls Chrétiens d’Irak et de Syrie à l’appui, le régime de Damas, tout fasciste qu’il soit dans sa structure et son discours, vaut toujours mieux que Daesh – qu’importe que Daesh, au départ grenouille qui se voulait aussi grosse que le bœuf Al-Qaïda, y soit parvenu principalement parce qu’Assad avait ouvert grand ses prisons pour en laisser sortir ceux qui, par la suite, amenèrent Daesh à une puissance quasi-étatique et répandirent le terrorisme de l’Euphrate jusqu’à la Seine.
Parce que des frappes aériennes ont eu lieu en Syrie, certes à la légalité internationale discutable mais que les vétos russes à l’ONU avaient rendues inévitables – raison de plus de blâmer la Russie de son obstruction diplomatique constante en soutien à Damas – Assad doit être innocent, même quand il est coupable. Aussi simple que ça. Au risque même du simplisme.
Ce 25 mai à 17H00, la Mairie du 2ème Arrondissement de Paris donnait la parole à la défense, en l’occurrence, à un médecin syrien originaire d’Alep, transfuge des hôpitaux du régime et qui affirme détenir toutes les preuves que, n’en déplaise aux défenseurs professionnels de l’indéfendable, Assad est coupable.
Samira Moubayed, modératrice de l’événement organisé par le Réseau de la Diaspora Syrienne, l’Association des Journalistes Syriens et le Collectif pour Une Syrie Libre et Démocratique, a remercié de sa présence son invité d’honneur, le Docteur Abed Tawad Chahrour, qui avait pris place à la tribune avec elle et l’interprète spécialement convoquée.
Samira Moubayed
Samira Moubayed a remercié de son accueil Jacques Boutault, le Maire du 2ème Arrondissement, soutien indéfectible de la révolution syrienne et qui a mis une salle de son Hôtel de Ville à la disposition de l’événement sans la moindre hésitation. Elle a présenté l’interprète arabophone à qui était confiée la traduction consécutive des propos du Docteur Chahrour, soit en répétition après l’original arabe.
Le Docteur Chahrour est médecin-légiste, ancien Directeur de la Médecine légale d’Alep, aujourd’hui Président de la Commission Justice Transitionnelle du groupe d’opposition Assemblée Nationale Syrienne. Il est venu pour présenter son témoignage sur l’attaque chimique de Khan al Assal, à l’ouest d’Alep, le 19 mars 2013.
Depuis 2011, a rappelé Samira Moubayed, plus de deux cents attaques à l’arme chimique se sont produites en Syrie. Toutes ces attaques sont prouvées, ont donné lieu à une documentation imparable, et pour autant, elles n’ont fait que démontrer l’incapacité de la communauté internationale à intervenir pour mettre fin à ces massacres.
Quant à l’Organisation pour l’Interdiction des Armes Chimiques (OIAC), son mandat se limite à déterminer s’il s’est produit une attaque chimique et elle n’a pas de pouvoirs d’enquête pour identifier un coupable. Un comité international d’enquête, le Joint Investigative Mechanism, avait bien été créé sous l’égide de l’ONU et avec le concours de l’OIAC, mais voici peu, un veto de la Fédération de Russie au Conseil de Sécurité a empêché son renouvellement.
Récemment, sous l’impulsion du Président Emmanuel Macron, la France a mis en place un mécanisme d’attribution de la responsabilité des attaques à l’arme chimique, mécanisme en cours de développement. «C’est pourquoi nous avons invité le Docteur Chahrour, auquel je donne maintenant la parole», a conclu Samira Moubayed.
Dr. Abed Tawad Chahrour
Le Docteur Chahrour, remerciant le public venu pour l’écouter, a confirmé que, s’il était là, c’était pour apporter son témoignage de ce qu’il avait pu voir, sentir de ses propres mains, en tant que chef de la médecine légale à Alep durant le massacre de Khan al Assal commis par le régime syrien contre des civils innocents. Depuis 2003, il était Directeur de la Médecine légale au Centre hospitalier universitaire (CHU) d’Alep, jusqu’à ce qu’il décide de déserter le régime en août 2013.
La métropole d’Alep, d’où le Docteur Chahrour est originaire, possède une histoire sept fois millénaire, comme en atteste la citadelle dont le médecin-légiste montre au public une photo en rétroprojection. La vieille ville d’Alep a surmonté toutes les conquêtes, toutes les attaques, à travers les siècles et de la part de toutes les civilisations qui ont défilé dans cette ville. Alep et son patrimoine très riche étaient demeurés intacts, avaient pu tenir bon, jusqu’au jour où le régime Assad a décidé de massacrer sa population ainsi que d’anéantir également la vieille ville.
«Je suis venu vous parler de ce massacre de Khan al Assal à l’arme chimique, mais pas seulement,» a précisé le Docteur Chahrour. «J’aimerais aussi vous parler des nombreux crimes, des nombreuses attaques, dont j’ai pu témoigner de mes propres yeux. Entre juillet 2012 et mi-août 2013, nous avons rassemblé les preuves dans près de trois mille dossiers de victimes d’attaques à l’arme chimique. Sur les corps de ces victimes, dans leur majorité des enfants, des femmes et des personnes âgées, nous avons pu voir les signes, les marques d’une violence jusqu’alors jamais vue dans nos livres d’anatomie.»
Alep, la ville martyre
Et pourtant, la pire des violences envers ces victimes n’était pas forcément biologique et visible à l’œil nu. Dans la plupart des cas, les corps parvenaient à la médecine légale dans un complet anonymat, impossibles à identifier. Depuis le début 2012 jusqu’en juillet de la même année, le CHU d’Alep accueillait chaque jour entre huit et dix cadavres ; et pourtant, ce que l’on en est venu à appeler «l’opposition armée» n’existait pas encore, car les manifestants étaient pacifiques, réclamant une plus grande liberté et davantage de démocratie. «Parce que nous sommes tous nés libres.» Mais la répression violente des rassemblements par le régime n’en causait pas moins huit à dix morts quotidiennes.
«Un jour, tard dans la nuit, nous avons même reçu une délégation de la Ligue arabe, qui a pu témoigner de ses propres yeux de ces corps qui se trouvaient là, dans la morgue de notre hôpital. C’est à ce moment-là que je me suis posé la question, en tant que médecin mais, avant tout, en tant qu’être humain : pourquoi la mise à mort, plutôt que la vie, pour ceux qui réclament leur liberté ?»
Et encore. La situation ne faisant que s’aggraver, de huit à dix dépouilles par jour, le nombre est bientôt monté à cinquante, voire soixante. Tant ces dépouilles s’amoncelaient, les seuls locaux de la Médecine légale ont tôt fait de se trouver saturés, et avec eux, à terme, le CHU dans son entier. Tous les matins, il en arrivait dans l’arrière-cour, par où étaient amenés les corps à la Médecine légale, en si grand nombre qu’ils recouvraient le sol jusqu’à le rendre entièrement invisible. Parmi ces corps figuraient des femmes et des enfants innocents, tués durant des raids ou des bombardements aériens, et à ce jour, qui dans le conflit syrien dispose d’une aviation militaire ? Le régime, et lui seul, qui l’a acquise avec l’argent du contribuable, autrement dit, du citoyen syrien. Pour protéger le peuple syrien, les femmes, les enfants ? C’est ce qui était censé arriver, mais les Syriens se sont vus payer non seulement de leur argent, mais aussi de leur sang et de leur faim, le prix de la mise à mort de leurs propres enfants.
«Je n’arrive toujours pas à comprendre comment un pilote, citoyen syrien, fils de ce pays, réussit à appuyer sur un bouton pour larguer un missile tout en sachant pertinemment que celui-ci va atteindre des enfants et déchiqueter leurs corps en morceaux.»
Et si le problème s’arrêtait là. Ce serait oublier les désormais célèbres barils explosifs, arme à l’effet multiplicateur qui, une fois qu’elle a explosé, se multiplie en des milliers et des milliers d’obus aux effets potentiellement dévastateurs, chaque obus pouvant occasionner d’innombrables victimes. «De mes propres yeux, j’ai vu des jeunes femmes en chemise de nuit mourir de ces obus lancés par l’aviation. J’ai vu des enfants dont les traits étaient défigurés par de telles armes.»
Tant les cadavres s’accumulaient à l’hôpital, il a fallu louer un camion frigorifique à fruits et légumes pour pouvoir conserver les corps. Vision morbide et douloureuse que celle de ces centaines de corps entassés dans le véhicule réfrigéré. «Je crois que même ce camion avait plus d’âme que les dirigeants de ce régime !»
Mais sous le fardeau des cadavres sans cesse plus nombreux, le camion a fini par tomber en panne. Le Docteur Chahrour a écrit plusieurs fois à sa hiérarchie en demandant une salle pour entreposer les dépouilles. Demandes prises en compte, mais en rien satisfaites. Dans le même temps, le nombre de victimes confiées au CHU ne cessait d’augmenter, jusqu’à atteindre la centaine par jour.
Puis le Docteur Chahrour a commencé à voir lui parvenir des corps calcinés, soixante à soixante-dix par jour, dont il était quasi impossible de distinguer encore les traits et, donc, de les identifier.
«Je me suis posé cette question : ici, nous examinons des corps dans un centre hospitalier qui dépend du régime. Ces corps proviennent de zones qui sont également sous contrôle du régime. Donc, ces crimes ne peuvent pas être ceux de l’opposition armée, qui ne les enverrait pas ensuite vers les hôpitaux du régime ! Or, nous n’étions jamais informés de l’endroit où le massacre dont nous recevions les victimes avait eu lieu. Tous les matins en arrivant au travail, nous voyions le sol recouvert de cadavres et nous ne savions même pas d’où ils provenaient.»
De toute façon, qui aurait trouvé le temps de tuer puis de brûler les corps des victimes ? Soixante à soixante-dix cadavres calcinés par jour, cela demande du temps et l’intervention d’une personne capable de s’y livrer de sang-froid. A l’évidence, l’on cherchait à effacer une certaine vérité.
A l’examen de ces corps, le Docteur Chahrour et son équipe étaient parvenus à en distinguer certaines parties qui n’avaient pas entièrement brûlé et révélaient des impacts de balles, ce qui voulait dire qu’un meurtre de masse avait eu lieu et que les corps avaient été brûlés dans le but de le cacher. Un numéro écrit sur leur front, ou sur leur sac de conservation, était tout ce qui les différenciait les uns des autres.
De nombreux corps parvenaient ainsi au CHU d’Alep, pour être enterrés dans le plus parfait anonymat. Ils étaient présentés comme ceux de travailleurs, notamment des jeunes. Et le Docteur Chahrour en a présenté les photos.
«Nous avons appris qu’il récupérait l’aluminium dans les décharges publiques.»
«Voilà son ami, dont l’on voit qu’il a reçu des impacts de balles de gros calibre.»
«Lui a reçu un tir de balle en pleine bouche. Ce jeune homme a été assassiné, mitraillé. Qu’aurait-il pu faire ? Faisait-il partie de l’opposition ? Était-il un terroriste ?»
«Ils lui ont lié les mains avec du câble électrique avant de le tuer.»
Autant de photos qui, a précisé le Docteur Chahrour, remontent à 2012 ou 2013. A l’époque, Alep ne connaissait pas de «groupes armés», appellation du reste inventée de toutes pièces par le régime pour couvrir ses propres crimes.
«J’ai vu un enfant avec la moitié du crâne détruite, et sur celle qui restait, on avait écrit ‘1831’. Il n’était plus qu’un numéro, celui de la victime 1831. Je l’ai examiné moi-même avec mes collègues. Je ne suis pas là pour raconter des histoires. Je suis là pour dire ce que j’ai vu de mes propres yeux et touché de mes propres mains. Il était un enfant innocent, mais il a reçu trois impacts de balle dans la nuque et un sur le front.»
A chaque fois, il s’agissait d’enfants tués sur les checkpoints du régime, dans des régions sous le contrôle effectif de Damas. Depuis l’autre côté des checkpoints, les corps n’arrivaient jamais, car le Docteur Chahrour et ses équipiers s’entendaient dire que la défense civile du régime, la police ou l’armée les récupérait, donc, toujours des personnes œuvrant pour la dictature. Le pays se trouvait sous le contrôle strict de la Mukhabarat, les services secrets d’Assad, et tout checkpoint comprenait des chabbiha, les mercenaires dits «fantômes» au service du tyran syrien. Nombre de ces derniers étaient des pervers de la société, parfois d’anciens détenus que le régime avait libérés s’ils acceptaient de devenir des mercenaires et de commettre les pires crimes, dont le régime accusait ensuite les révolutionnaires.
«Un jeune homme était parti acheter du pain, mais il n’est jamais revenu avec. Ce sont ses parents qui ont dû venir récupérer son cadavre. Chacun n’était plus qu’un chiffre. Aucun sentiment, aucun état d’âme, le régime leur apposait ces chiffres sans s’en troubler.»
«Ce jeune homme s’est pris une balle dans l’œil. Qui aurait pu lui plaquer une mitraillette sur la tête ? Qui que ce soit, c’est un criminel de guerre, lui, ceux qui lui ont donné l’ordre de tirer et ceux qui ne l’ont pas puni de l’avoir fait.»
«Je suis navré de vous montrer ces photos douloureuses», a conclu le Docteur Chahrour après son exposé photographique. Et pourtant. Ce qu’il allait montrer par la suite s’avérerait bien plus marquant encore.
Saisissant un objet posé sur le sol à côté de sa chaise, le Docteur Chahrour a soudain présenté au public un attaché-case noir, qu’il a ouvert pour en saisir un lot de documents papier sous chemises et enveloppes ouvertes presque trop gros pour sa main. «Voici ma valise personnelle ; ces documents proviennent du service de la Médecine légale d’Alep et concernent les victimes des massacres.»
Ces dossiers, le Docteur Chahrour les a emportés avec lui quand il a déclaré déserter le régime Assad.
Les documents qu’ils contiennent prouvent que, dès cette époque, le régime syrien ne s’est pas contenté des barils explosifs et des raids aériens. A Alep, le 19 mars 2013 fut une journée apocalyptique. D’un seul coup, les klaxons des voitures et les sirènes d’alerte se sont mis à sonner. Très vite, soixante personnes blessées ont été amenées aux urgences du CHU d’Alep, cependant que la Médecine légale a vu arriver celles et ceux pour qui il était déjà trop tard, bien sûr pour examen des corps. Une scène effroyable, que le Docteur Chahrour peine à décrire encore aujourd’hui. Treize cadavres. Des enfants. Des femmes. Des hommes. Tous montraient des signes de suffocation, de la mousse sortait de leur bouche, mêlée à du vomi et du sang. Ils portaient les symptômes d’une intoxication au gaz, sans doute du sarin, du VX, ou en tout cas un gaz hautement toxique.
«C’était la première fois que moi-même et mes collègues voyions de tels signes d’intoxication. C’était réellement horrible, effroyable, effrayant. Et c’était contagieux, car les corps sentaient le gaz et nous pouvions attraper les mêmes symptômes … »
Devant ces martyrs d’une attaque chimique, une infirmière qui se tenait aux côtés du Docteur Chahrour a perdu connaissance, et pour la ranimer, il a fallu avoir recours, rien de moins, à des électrochocs.
Ce n’est pas pour autant, a poursuivi le médecin-légiste, que le régime a manifesté un quelconque intérêt pour ces massacres, s’étant contenté d’accuser, en ses propres termes, les «groupes terroristes armés» d’avoir commis ce crime.
«Malheureusement, je ne peux pas résumer tout ce que j’ai vécu en l’espace de cette conférence. Avec le Docteur Samira Moubayed et mes collègues, nous avons décidé d’organiser une prochaine réunion, où j’évoquerai les secrets de ces massacres. Et je vous montrerai qui il faut pointer du doigt, qui a commis ces massacres. J’ai avec moi un faisceau de preuves irréfutables.»
Et le Docteur Chahrour est en lui-même un témoin plus que crédible. Comme il l’a souligné, il est médecin spécialiste du domaine et possède un parcours académique qui correspond au dossier.
Ayant reposé son attaché-case et les documents qu’il contenait, le Docteur Chahrour a brandi deux feuilles de papier A4 blanches, légèrement maculées, écrites en arabe et présentant la mise en page de documents officiels.
«Ce que vous voyez comme taches sur ces documents, c’est de la transpiration, ma transpiration, car je les ai transportés contre ma poitrine en quittant la Syrie, en désertant le régime. Ce sont des rapports de police, certifiés par un tampon bleu. Ce sont des preuves irréfutables. A l’intérieur, on trouvera des preuves qui incrimineront le régime. Et encore, ce que vous avez pu voir, ce ne sont que quelques-unes des preuves que je détiens, et nous évoquerons tout cela en détail dans notre prochaine conférence.»
Le Docteur Chahrour a annoncé son intention d’y reparler du massacre qu’il venait de commenter, mais aussi d’un autre qui avait laissé le monde entier stupéfait.
Il s’agit de celui, en janvier 2013, à la cité universitaire à Alep, qui abritait comme son nom l’indique les logements des étudiants. A l’époque, le régime a bombardé près de la moitié de la superficie de la ville d’Alep, dont les habitants ont dû être exilés, déplacés de manière forcée, ce qui était intentionnel et a poussé les déplacés à trouver refuge dans la cité universitaire. Les dortoirs y sont très petits, elle ne recèle que des studios et des foyers d’étudiants. Très vite, avec les déplacés, elle s’est trouvée surpeuplée. Personne n’y était armé, on y croisait des marchands des rues et des gens qui allaient faire les courses pour leurs enfants.
A ces déplacés de force, pour leur pendaison de crémaillère dans la cité universitaire, le régime a adressé un cadeau mortel.
«Ici, les dortoirs et les foyers d’étudiants ressemblent à des boîtes d’allumettes.»
«Là, les dortoirs ressemblent à des tombes, et même dans ces tombes, les déplacés n’ont pu trouver refuge.»
«Quatre vingt une personnes sont mortes ce jour-là, et l’on a retrouvé les restes de huit personnes déchiquetées». Et, bien entendu, le régime a accusé des «groupes armés» d’avoir commis ce crime. Mais comment parler de «groupes armés» pour une attaque aérienne ?
«Sur cette photo, les gens regardent vers le haut, ils scrutent l’avion qui largue un missile, puis un autre.»
«Le dossier que j’ai sur le massacre de la cité universitaire, je l’ai pris avec moi dans son entier. Dans ce dossier, il y a un secret, celui de la vie et du sort de quatre vingt une victimes innocentes, dont huit qui ont eu leurs corps morcelés et rassemblés dans des sacs poubelles. Dans notre prochaine rencontre, nous évoquerons également les événements inconnus de ce massacre. J’ai beaucoup de faits à partager avec vous.»
Mais au départ, comme il l’a noté lui-même, le Docteur Chahrour appartenait lui aussi aux personnels de ce régime meurtrier. Il a fait défection, car dès qu’il a vu ce qu’il se passait, il a refusé d’avoir du sang sur les mains.
«Je suis médecin, j’ai prêté serment pour aider les gens à survivre, pour la vie et non la mort. J’ai prêté le serment d’Hippocrate, puis, en devenant médecin-légiste, j’ai prêté serment devant Dieu, pour protéger la vie. C’est pour cela que j’ai fait défection.»
Le Docteur Chahrour occupait plusieurs postes, portait plusieurs casquettes. Il était connu, riche. Il avait de nombreux patients dans son bureau chaque jour. Après sa défection, le régime a confisqué tous ses biens, détenu ses sœurs et ses frères, ainsi que sa mère qui est morte en 2014 à Istanbul, à l’issue de longues souffrances. Son neveu a été tué, et le régime n’a restitué à la famille … Que la partie inférieure de son corps.
Ce n’est pas la pure émotion qui a poussé le Docteur Chahrour à partir. Il a pris cette décision de manière consciente, pour faire justice à son peuple.
S’étant rendu à La Haye, le Docteur Chahrour a visité la Cour pénale internationale où il espère que le dossier syrien parviendra un jour. Puis il a rencontré des responsables de la commission d’enquête internationale sur l’utilisation des armes chimiques en Syrie, auquel il a remis un dossier de preuves irréfutables sur le massacre de Khan al Assal. Il a ainsi transmis un message au monde entier : si l’on avait contraint le régime de répondre de ce massacre à l’arme chimique, jamais il n’aurait pu perpétrer en août 2013 l’holocauste de la Ghouta, qui a coûté la vie à mille cinq cent personnes dont cinq cents enfants. Là encore, le régime avait accusé des «groupes terroristes armés», mais l’ampleur même de ce carnage rend d’office la thèse impossible.
En 2012 et 2013, a rappelé le médecin-légiste, il n’existait pas en Syrie ce que l’on appelle des «groupes terroristes armés», autrement dit, des groupes jihadistes. Il y avait encore une vraie révolution, celle d’un peuple qui n’en pouvait plus d’un régime tyrannique vieux d’un demi-siècle, créé par Hafez al-Assad auquel avait succédé son fils Bachar – lui aussi, malheureusement, titulaire d’un doctorat en médecine.
«Mais il n’est pas médecin ! Le médecin protège la vie, il ne la prend pas de cette manière odieuse. C’est cela, et rien d’autre, Bachar al-Assad. Il fauche les vies, et aujourd’hui, on essaie de lui redonner une place. Sa seule place est derrière les barreaux, à La Haye, incriminé en tant que criminel de guerre ! Il devrait être puni pour ses crimes ! Il n’est pas meilleur que Milošević ! [NDLR : Slobodan Milošević, ancien Président de la Serbie puis de la Yougoslavie jusqu’en 2000, décédé à La Haye pendant son procès devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie] Il doit être sanctionné pour ses crimes, lui qui a utilisé l’arme chimique plus de deux cents fois en Syrie, et cela en toute impunité après Khan al Assal. Les enfants de Khan Cheikhoun qui luttaient pour leur vie n’étaient pas des terroristes. Ce n’étaient que des enfants. Le régime pourrait-il nommer, parmi eux, un seul terroriste ?»
Sur tout cela et bien plus, le Docteur Chahrour a promis de revenir lors de la prochaine conférence. Son dossier est grand, a-t-il conclu. «J’espère que vous aurez la patience d’en écouter tous les détails.»
«Ces documents, frappés du sceau du régime, contiennent tous les détails et preuves qui permettront de le condamner.»
Lorsque Samira Moubayed a appelé l’assistance à poser les questions qu’elle souhaitait, c’est pourtant le silence qui s’est imposé dans les premiers instants, inéluctable après le témoignage bouleversant du Docteur Chahrour. Puis la parole s’est enfin déliée.
Un journaliste indépendant a demandé si le Docteur Chahrour avait connaissance du sort des corps des victimes de ces massacres, notamment au vu de certaines rumeurs de trafic d’organes. Si le Docteur Chahrour ne peut répondre sur ce dernier point, il a montré son portable personnel avec lequel il a pris des photos, sous plusieurs angles, des corps qui arrivaient à la Médecine légale. Avec ce simple téléphone portable, il a réalisé des clichés, sous plusieurs angles, de tous ces corps que l’on amenait, dans des sacs noirs de nylon, plastique ou mousse, jusqu’au CHU d’Alep, chacun n’étant désormais plus porteur d’une identité mais d’un numéro.
Interrogé sur les pressions qu’il avait pu subir en tant que médecin-légiste du régime, il a répondu que, s’il y avait cédé, il n’aurait bien sûr jamais déserté ainsi qu’il l’a fait. Le Docteur Chahrour a montré en rétroprojection un document officiel daté du 1er juillet 2013 et énonçant les divers postes qu’il occupait auparavant – un document signé par le Procureur général d’Alep.
Son nom figure en bonne place sur une liste de personnes à arrêter et à liquider, a rappelé le Docteur Chahrour, ce dont il est fier tout comme d’être recherché par deux sections de la Sécurité nationale. «Je ne dis pas que les ennemis du régime sont tous des innocents. Je suis médecin et mon appartenance va à ce peuple innocent, exterminé et annihilé sans raison.»
Répondant à une question sur son témoignage à La Haye, le Docteur Chahrour a expliqué avoir travaillé avec plusieurs organisations non-gouvernementales, dont Amnesty International, et rencontré à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) des juges internationaux, dont l’une qui avait siégé au procès de Slobodan Milošević.
Puisque cette conférence a été en partie filmée et retransmise en direct sur Facebook, a précisé Samira Moubayed, le Docteur Chahrour a eu l’occasion de s’adresser à des Syrien(ne)s qui soutiennent la révolution, mais aussi à des Syrien(ne)s qui ne la soutiennent pas et croient vraiment que Bachar al-Assad les protège de bonne foi de ce qui ne sont que des groupes armés terroristes. Pense-t-il, a demandé la modératrice, que le drame syrien pourra amener à des changements significatifs dans le droit international afin que la sanction pour recours aux armes chimiques devienne systématique ?
«Lorsque j’ai été invité à Paris, j’étais ravi, car ce pays est le berceau de la démocratie et de la liberté. Le peuple français a été par le passé du côté du peuple syrien et je suis confiant qu’il le sera encore. Nous faisons tous partie de la même humanité et tout être humain a la responsabilité de rendre justice à son frère. Je suis certain que le régime répondra de ses crimes, même s’il faut changer le droit international. Le sang syrien n’aura pas coulé pour rien, et quel que soit le temps que cela prendra, Dieu fera sa justice sur terre avant de la faire au ciel.»
Le Docteur Chahrour a cité, nommément, plusieurs officiers militaires et de renseignement syriens comme ayant ordonné des massacres à Alep en passant par-dessus la tête y compris du Gouverneur de la Province d’Alep. Le rapport César lui-même montre qu’onze mille personnes ont péri dans les prisons du régime. «Il n’est pas difficile de savoir qui ils sont, mais maintenant, nous avons besoin que la justice se mette en marche. Français, vous avez pris la Bastille ; aujourd’hui, détruisez les geôles d’Assad.»
Samira Moubayed ayant demandé au Docteur Chahrour une réaction quant à l’initiative du Gouvernement français pour l’attribution des attaques chimiques, le médecin-légiste a insisté sur le fait que, dans la tragédie syrienne, le plus grand criminel était bien le régime, car les attaques chimiques ne pouvaient venir de groupes d’opposition qui n’en ont pas les moyens militaires. Après tout, le régime n’a-t-il pas menti en affirmant avoir détruit son stock d’armes chimiques après la Ghouta en 2013 ? L’apport de la France sur ce dossier, c’est évident, sera vital.
Enfin, le Docteur Chahrour a confié que, cinq ans plus tard, les victimes qu’il a examinées au CHU d’Alep le suivent encore, jusque dans son sommeil. Elles lui disent que c’est lui qui peut leur faire justice. Et c’est ce qu’il fera, que nous allons faire. «Car c’est notre devoir.»
Samira Moubayed a clos la rencontre en annonçant qu’une date serait arrêtée sous peu pour une nouvelle conférence du Docteur Chahrour à Paris, puis largement communiquée.
Après un résumé de son propos en arabe, puis traduit en français, pour les personnes ayant rejoint le public avec du retard, le Docteur Chahrour a pris congé de l’assistance venue l’entendre.
Il est rentré en Allemagne, pays où il a trouvé refuge, avant sa nouvelle venue à Paris d’ores et déjà acquise dans son principe et qui ne manquera pas d’être vite programmée.
Un homme qui a dirigé la médecine légale d’Alep, donc témoin de premier plan de crimes qui sont parmi les pires de ce siècle encore jeune, ne peut affirmer sans raison qu’il détient les preuves de ce qui n’étaient encore, sans que lui ou quiconque ait alors pu le savoir, que les premiers d’une longue série de massacres, y compris à l’arme chimique, d’un régime qui a préféré exterminer son peuple plutôt que de lui accorder les libertés et droits légitimes qu’il réclamait.
La prochaine conférence du Docteur Chahrour à Paris ne sera donc à manquer sous aucun prétexte. Et toutes les idées reçues sur un Assad protecteur de son peuple et des minorités contre le terrorisme, mais prétendument sali et diffamé pour de seuls intérêts politico-économiques, voire par des fourriers du jihadisme, passeront un sale quart d’heure.
A bientôt, Docteur. Paris vous attendra.
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