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Al-Qubaysiat ou La Servante Écarlate en Syrie : Survivantes, elles témoignent

Effrayante, cette vision de l’avenir, un avenir proche et qui l’est peut-être encore plus qu’on le pense, que nous donne cette série de Netflix, La Servante Écarlate, inspirée du roman de Margaret Atwood The Handmaid’s Tale. Terrifiante, cette dictature dénommée «République de Gilead» en laquelle se sont transformés, par la force, les États-Unis. Si horriblement réelle, cette vision d’un État totalitaire où tout homme est un combattant et toute femme, privée de ses droits et sa qualité même de citoyenne, est réduite à l’état de pondeuse. Ce n’est, et quel soulagement, qu’une fiction télévisée … Mais pour combien de temps encore ?

Alarmés par la prolifération des lois limitant, voire interdisant, l’avortement dans plusieurs États du sud, les acteurs de La Servante Ecarlate se sont exprimés pour dire qu’ils voyaient par trop leur série devenir une description fidèle de la réalité, dans cette Amérique de Donald Trump où le Président républicain auparavant tout-puissant affronte désormais une Chambre des Représentants démocrate où, face à lui, la résistance a souvent un visage féminin, tels ceux de Nancy Pelosi la modérée et Alexandria Ocasio-Cortez la plus déterminée. Mais un autre dérangeant parallèle à établir avec l’œuvre de Margaret Atwood, publiée en 1987, c’est bien entendu Daesh.

Le soi-disant et si mal-nommé «État islamique» qui a sévi en Syrie pendant trois ans et demi sous la forme d’un «califat» au territoire vaste comme la Grande-Bretagne, fait apparaître La Servante Écarlate comme une terrible prophétie, sinon des États-Unis sous une théocratie chrétienne, du moins de l’existence dans le monde d’un pseudo-État tout à la fois théocratique et guerrier. Ce que l’on ignore, en tout cas hors de Syrie, c’est que, dans la république dynastique des Assad, vantée par ses soutiens comme un pays «laïc» et «protecteur des femmes», La Servante Écarlate est une réalité cautionnée par le pouvoir.

La marâtre de la République

Quoi ? Dans la Syrie laïque d’Assad, une organisation religieuse qui opprimerait les femmes ? La première erreur est de croire en une laïcité qui n’est que fiction, sans quoi il est douteux que Damas, se voulant panarabe et socialiste, aurait accepté le soutien politique et militaire de l’Iran qui dispute à l’Arabie saoudite le titre de leader théocratique du Moyen-Orient. Oui, cette organisation religieuse existe. Oui, elle a pour but premier de brider spécialement les femmes dès le plus jeune âge. Oui, elle agit avec la bénédiction du pouvoir. Elle porte un nom, évocateur de terreur pour chacune en Syrie – Al-Qubaysiat.

A l’image de la République arabe syrienne dont, comme le rappelle Yassin Al Haj Saleh, a bien plus pour emblème son Président que son drapeau national quasiment inconnu, Al-Qubaysiat tire son nom de sa fondatrice, Mounira al-Qubaysi. Professeur de sciences naturelles en primaire et secondaire dès les années 1950, cette fervente soufie tire avantage de sa fonction scolaire pour prêcher, ce qui lui vaut d’être emprisonnée deux fois au début de la décennie suivante, soit bien avant les Assad. Lorsque le père, Hafez, fait massacrer les Frères musulmans à Hama en 1982, elle et Al-Qubaysiat entrent dans la clandestinité. Celui qui les en sortira en 2003, c’est le fils Assad, Bachar, désormais Président, qui accorde une reconnaissance officielle à Al-Qubaysiat et lui ouvre grand les portes des mosquées.

Et qu’y fait Al-Qubaysiat ? Uniquement féminine par nature, l’organisation se veut prosélyte envers les filles et les jeunes femmes, entendant leur enseigner les fondements, les traditions et les valeurs de l’Islam. Mais loin de s’arrêter aux seules mosquées, elle pénètre aussi les domiciles pour y forger les jeunes esprits féminins. Nulle ne peut espérer y échapper, la République arabe syrienne qui est aussi peuplée de Chrétien.ne.s voulant que toutes ses citoyennes soient religieuses et soumises.

Religieuses et soumises à l’Islam même si elles sont chrétiennes ? Non, pas à l’Islam, c’est là tout le piège – mais à l’État. Sous un masque islamique, Al-Qubaysiat a bien su intégrer l’idéologie du Baas, le parti unique au pouvoir. Depuis 2011 et la révolution, elle affiche ouvertement sa loyauté baasiste. Pour un groupe qui s’était fait connaître en prônant un Islam «apolitique», on peut faire mieux.

Réprimée et clandestine sous Hafez, Al-Qubaysiat est devenue sous Bachar la marâtre de la République arabe syrienne, chargée de soumettre les Syriennes à son dieu – non pas Allah, mais Bachar.

La terrible hypocrisie du régime

Ce samedi 15 juin, dans la chaude salle basse de la Maison de la Vie associative et citoyenne de Paris 12ème, également son siège social, l’association Renaissance Des Femmes Syriennes (RDFS) représentée par sa Présidente, Samira Mobaied, a accueilli trois grands témoins, trois Syriennes qui ont été les victimes d’Al-Qubaysiat et en savent tout le danger – Lana Lababidi, Nour Kharboutly et Alaa Marachli. D’entrée, la Présidente a démonté le mensonge du régime Assad au moyen d’Al-Qubaysiat.

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«Depuis l’arrivée d’Assad au pouvoir», a déclaré Samira Mobaied, «la société civile est devenue totalement dominée par l’État, à travers la formation ou la prise de contrôle de syndicats et d’associations dans un contexte global de corporatisme. Les associations féministes syriennes existaient avant Assad et avaient des activités remarquables. Par exemple, en 1930, le premier congrès des femmes d’Orient s’est tenu à Damas pour revendiquer une série de réformes dans l’esprit de l’égalité des sexes. Le régime Assad a récupéré le mouvement des femmes, les associations féministes et a créé l’Union générale des Femmes syriennes du parti Baas afin de promouvoir l’idéologie baasiste. Mais il a aussi autorisé le groupe Al-Qubeysiat, qui est un groupe fondamentaliste islamique».

C’est ainsi, a précisé la Présidente, que RDFS organisait ce 15 juin un débat ayant pour objectif d’analyser «l’instrumentalisation du groupe Al-Qubaysiat comme outil de manipulation et de domination de la société, des femmes et des familles syriennes, et ce avec les témoignages de trois femmes rescapées de cette organisation». Trois femmes qui ont vécu, subi dans leur chair, l’hypocrisie du régime syrien envers son peuple, et même envers son histoire. Trois femmes atteintes dans leur histoire, mais libres et belles, libres de dire ces vérités qui bousculent les clichés, belles de leur courage, de leurs corps, de leurs mots.

Toute femme libre est belle

D’une beauté blonde et chaleureuse, légère en haut et pantalon noirs, Lana Lababidi a ouvert les témoignages avec un imparable réquisitoire contre Al-Qubaysiat et sa vraie nature, celle d’une organisation de contrôle de la société syrienne, en premier lieu des femmes, par le régime sous couvert de religion, loin des cartes postales vantant une société laïque où les femmes s’épanouissent.

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«Le régime syrien a cherché à affaiblir la structure de la société afin de faciliter son contrôle, en créant des organisations religieuses suspectes liées à son système de sécurité, notamment Al-Qubaisiyat qui visait à manipuler les femmes. En utilisant les outils de la religion, il s’agissait d’inculquer les concepts de soumission et d’obéissance aveugle, d’empêcher toute alternative civile ou intellectuelle à une vie sociale avancée. Son objectif à long terme était de pousser la famille syrienne à se préoccuper de détails réactionnaires et superficiels, aux dépens de la recherche des valeurs de droits et de justice comme les valeurs dans d’autres sociétés développées, telle que la société française.» La conclusion qu’en tire Lana Lababidi est aussi évidente qu’accablante : «Le régime syrien sait très bien que si le peuple syrien prend sa liberté et sa place naturelle dans la société dans le cadre juridique et civil, cela sera un obstacle à sa volonté de dominer la société par l’assujettissement». Quitte à ce que cela commence à la maison, dans la douleur tue d’une jeune âme féminine.

Mais pour la belle Lana, qui a su rester libre, pas question de se taire. «Ma présence à ce débat avait pour but de défendre les femmes syriennes, qui ont fait leurs preuves à travers l’histoire ancienne et moderne, et qui ont su se distinguer de par leur rôle culturel et civilisationnel en comparaison aux autres sociétés voisines. Afin de renforcer l’idée selon laquelle les femmes ont toutes les capacités et le potentiel pour revenir et prendre l’initiative et la supériorité, si elles sont soustraites aux diverses contraintes du contrôle créé par le système.» Mission accomplie avec un souriant charme.

D’une beauté tendre, empreinte de gravité, Nour Kharboutly, puis Alaa Marachli, chacune en robe courte et collant noir, ont affronté une douleur encore présente pour dire toute l’imposture d’Al-Qubaysiat auprès des jeunes filles comme celles qu’elles ont été.

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«J’étais encore enfant lorsque je suis allée pour la première fois assister à des cours de Coran, mais à l’âge de treize ans, j’ai décidé d’arrêter», s’est souvenue Nour Kharboutly, cofondatrice de RDFS. «Il fallait bien faire sa propre révolution un jour avant de se révolter contre le régime. Je ne voulais plus me mentir en disant que je me sentais bien pendant ces cours. J’ai compris tardivement que le régime voulait nous distraire en nous faisant croire que nous étions libres de pratiquer la religion. Sauf que ce n’était pas une vraie liberté d’expression.» Aujourd’hui universitaire, heureuse et épanouie, Nour a remporté la plus belle des victoires sur son oppression d’enfance.

Dernière à témoigner, Alaa Marachli fut aussi celle pour qui ce fut le plus difficile. Le regard bas, les mots bloqués dans sa gorge et les larmes au bord des yeux, l’émouvante Alaa trouva non sans mal la force, d’une voix fluette, de relater un mal encore présent, sur lequel ne mentaient ni ses mots ni ses yeux. Ce n’est pourtant pas tant de son sort qu’elle a parlé, mais, comme ses sœurs avant elle, du mensonge fondateur qui assoit l’omniprésence d’Al-Qubaysiat dans la vie des Syriennes, toujours par la volonté du même – le régime Assad.

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«Je pense qu’après le mouvement révolutionnaire syrien dans les années 80, le régime d’al-Assad a bien compris qu’il n’est pas possible de dominer le peuple syrien sans passer par l’Islam. Le peuple syrien a une certaine identité islamique et n’est pas prêt à s’en séparer du jour au lendemain.» A ceci près que, de l’Islam, la dictature a voulu que le peuple ne voie qu’un visage : l’oppression des femmes. «En devenant membre de cette organisation, la femme se transforme en robot, dédié à faire des tâches qui ne rapportent rien à l’évolution de la société ni à l’évolution du rôle de la femme. Elle doit se préoccuper en permanence de la longueur de sa jupe et l’épaisseur de ses chaussettes, elle apprend à lire le Coran avec jusqu’à dix accents. Elle est soumise à plusieurs contraintes mais, en elle, en est contente. Ces contraintes, lui dit-on, la rendent plus proche de Dieu.»

Au temps pour la Syrie d’Assad laïque et défendant les femmes. Bien avant que Daesh soit une simple idée dans la tête de ses fondateurs, ce qu’il leur faisait subir à toutes dans son «califat» sévissait au sein même de la République baasiste, et portait un nom, Al-Qubaysiat.

Quand une femme syrienne et témoigne de ce que l’on a subi des mains de ce groupe, tout en elle parle, jusqu’à ce qu’elle porte. Al-Qubaysiat réprime les femmes jusque dans leur corps, leur assénant qu’il ne leur appartient pas mais appartient, dit-elle, à Dieu, alors qu’elle veut dire à l’État. Al-Qubaysiat dépasse ainsi les tyrannies sans religion comme la Corée du Nord ou les théocraties à l’image de l’Iran. A tout le moins, chacun y sait ce qu’il y vit, qu’il y endure. Mais Al-Qubaysiat, elle, fait passer une tyrannie pour une autre, à l’image du régime qu’elle sert, et qui la sert, dans un permanent tourbillon d’incohérence. Toujours en guerre contre l’esprit, le cœur, le corps des femmes.

Des questions contre un mensonge

Lorsque Samira Mobaied a ouvert une séance de questions et d’échanges – volontairement longue – avec la salle, la discussion en langue arabe n’a pu que confirmer ce qui était déjà plus qu’établi : Al-Qubaysiat est «une organisation politique au service du régime», dans les mots mêmes d’une participante. En fin de séance, la parole fut donnée en français à une chercheuse francophone.

Posant la question d’un «féminisme islamique» en ce qui concerne Al-Qubaysiat, la scientifique a précisé que les recherches sur l’organisation s’inscrivaient de manière générale dans les études sur l’islamisme, Al-Qubaysiat constituant en cela une source de confusion pour les Occidentaux car développant, depuis sa reconnaissance officielle, un discours de plus en plus radicalement islamiste, ce qui évoque une démarche hypocrite de la part d’Al-Qubaysiat envers ce même régime qui fait d’elle l’instrument, précisément, de sa propre hypocrisie. Se voulant sunnite, néanmoins couvée par un régime alaouite, Al-Qubaysiat évoque bien davantage la pratique religieuse, a conclu la chercheuse, des wahhabites d’Arabie saoudite que de la population sunnite locale. Une ironie de plus, l’Arabie saoudite étant au Moyen-Orient la grande rivale de l’Iran chiite, lui-même protecteur d’Assad.

Dans leurs réponses, Alaa Marachli a maintenu que, pour elle, Al-Qubaysiat telle qu’elle existe aujourd’hui était une création du régime, désireux d’exploiter la tradition religieuse islamique pour placer plus encore le peuple sous sa coupe. D’autant qu’avant la reconnaissance étatique en 2003, a poursuivi Samira Mobaied, Al-Qubaysiat existait déjà et prêchait, quoique clandestinement depuis Hama en 1982, mais le régime «laïc» ne pouvait lui donner publiquement son aval. «Malgré tout, Al-Qubaysiat était tolérée, encouragée et soutenue aussi.»

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La salle a concouru à l’idée que, si Al-Qubaysiat avait reçu plus tôt l’onction de l’Etat, le peuple l’aurait rejetée, un régime retors n’ayant pas voulu jouer trop tôt cette carte dans sa manche pour le jour où il sentirait le peuple s’émanciper par trop de sa tutelle. Pour ce qui est d’un «féminisme islamique», «Al-Qubaysiat n’est intéressée que par une observation stricte, littérale de la religion,» a souligné Nour Kharboutly. «Elle ne se serait jamais élevée contre des restrictions anciennes contre les femmes parce qu’il n’existe pas pour elle de point d’inflexion permettant des changements.» La question était close.

«En fait,» a conclu Alaa Marachli, «Al-Qubaysiat a tant exagéré en imposant des restrictions et contraintes aux femmes qu’elles ne pouvaient plus rien faire dans la société. Elle fonctionne comme une secte.» Donc à l’image de ces islamistes contre lesquels Damas se prétend un «rempart» mais dont il fait d’ores et déjà des gardiens, en l’espèce des gardiennes, de sa tyrannie. Tragique et hypocrite féminicide.

Plus jamais des Servantes Écarlates

Tant l’oppression qui caractérisait la société de son «califat» que son emprise sur les femmes à grands renforts de religion sous une archaïque forme répressive, Daesh n’est pas allé les chercher n’importe où. Ce n’est pas de ses devanciers afghans les Talibans qu’il la tient, eux pour qui Daesh est composé de «mécréants», c’est dire. C’est bien de la dictature Assad, créatrice des maux qu’elle dénonce, bâtie sur la tyrannie du mensonge.

Survivantes, opprimées dès l’enfance, elles que l’on voulait des Servantes Écarlates mais qui ont résisté pour devenir des femmes libres, libres de leurs corps comme de leurs mots, fières et si belles dans leur liberté, elles sont venues le dire. A quiconque sait séparer la fiction de la réalité et, quand il le faut, voir la seconde s’approcher par trop de la première, d’en tirer ses conclusions. Les Américaines sont menacées dans leurs droits, Gilead n’est pas loin, disent les acteurs de la série. Les Syriennes en savent déjà le scénario par cœur.

Voir ici la captation intégrale de la réunion en vidéo sur Global Suburban on YouTube.

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This entry was posted on 23/06/2019 by in Droits des femmes, Révolution syrienne.

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