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Les Nicaraguayens de Paris interpellent Managua contre la répression et pour l’État de droit

La politique en Amérique latine n’a pour bien des gens que deux visages : soit des dictateurs de droite renversés par des libérateurs de gauche devenant à leur tour dictateurs et ainsi de suite, soit des président(e)s de gauche élu(e)s démocratiquement mais qui s’éloignent peu après des fondements de la démocratie, prenant la voie de la corruption, de l’autoritarisme, ou bien des deux.

Il est un pays d’Amérique centrale, marqué dans son histoire par l’alternance des dictateurs, dont le peuple a décidé qu’il n’en supportera pas davantage et exige désormais une vraie démocratie – le Nicaragua, dont les ressortissants installés à Paris et en banlieue sont venus le dire haut et fort à Paris, Place de la République, ce 10 juin à 18H00.

Une centaine de Nicaraguayen(ne)s brandissant le drapeau bleu et blanc de leur pays étaient là pour dénoncer la répression politique sans cesse plus violente orchestrée par leur Président, Daniel Ortega.

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Ortega, libérateur, dictateur … Et pyromane

Et comme exemple d’un libérateur devenu dictateur à son tour, le dirigeant nicaraguayen sort du lot.

Libérateur, il le fut, avec le Front sandiniste de Libération nationale (FSLN), parti révolutionnaire créé en référence à Augusto Calderón Sandino qui mena, dans les années 1930, en tant que «Général des Hommes Libres», la lutte populaire contre les gouvernements dictatoriaux constamment appuyés par les États-Unis. Assassiné en 1934, Sandino n’aura toutefois jamais connu la dynastie des Somoza, lignée de dictateurs soutenue par Washington et qui tint le Nicaragua d’une main de fer entre 1937 et 1947 puis de 1950 à 1956, le dernier d’entre eux, Anastasio Somoza Debayle, ayant saisi la présidence en 1972 pour ne plus la lâcher, sauf pendant trente mois de junte militaire entre 1972 et 1974, jusqu’à ce que l’insurrection populaire portant le FSLN fasse de lui, en juillet 1979, le dernier des Somoza à diriger le Nicaragua.

Dictateur, Ortega le devint très vite, désormais dirigeant d’un État plongé dans la guerre civile. Le rôle de guérilleros jadis tenu par les sandinistes échoyait désormais à leurs opposants, les Contras, choyés par la junte militaire argentine et par la CIA. Cherchant essentiellement à saboter les programmes sociaux, éducatifs et de santé du gouvernement sandiniste, les Contras n’obtinrent jamais le soutien du peuple contre Ortega. Ils furent néanmoins réintégrés dans la politique nationale par un accord de cessez-le-feu en 1988, et deux ans plus tard, c’est bien aux urnes, et non par les armes, que le centre-droit chassa Ortega du pouvoir.

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Après deux campagnes présidentielles sans succès en 1996 puis 2001, un Daniel Ortega paraissant relégué dans le passé avec sa dictature sandiniste remporta la présidence en 2006 dès le premier tour. Bien que se voulant toujours sandiniste, l’Ortega nouveau ratissait large, soutenu par l’Église catholique et ayant pour candidat à la Vice-présidence un ancien Contra. Revenant aux fondamentaux sandinistes, non sans concéder à l’Église catholique l’interdiction de l’avortement thérapeutique, Ortega inscrivit le Nicaragua dans l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ABLA) créée en 2004 par le Vénézuélien Hugo Chávez, comprenant la Russie et l’Iran comme observateurs et soutenant le dictateur syrien Bachar al-Assad au Conseil de Sécurité de l’ONU.

Largement réélu en 2011, Ortega présenta en 2016 à la Vice-présidence nulle autre que son épouse, la poétesse et militante sandiniste Rosario Murillo. Jouant sur les divisions internes de l’opposition, les époux Ortega remportèrent près des trois-quarts des voix. Sous prétexte de conformité avec les recommandations du Fonds monétaire international, des lois draconiennes sur les retraites et la sécurité sociale furent adoptées le 18 avril dernier – et le pays s’embrasa. Décidé à ne rien céder, Ortega fit tirer sur la foule à balles réelles et envoya sa Juventud Sandinista (Jeunesse Sandiniste) semer la terreur parmi la population. Les atteintes aux Droits Humains se multiplièrent et plus de cent trente personnes furent tuées dans la répression. Si le gouvernement a depuis retiré sa loi controversée, pour les Nicaraguayens, Ortega est allé trop loin.

C’est le message qu’étaient venus porter les Nicaraguayen(ne)s dans les capitales d’Europe le 10 juin, en réponse au «dialogue national» auquel appelle maintenant, sans plus d’objet, un Ortega libérateur puis dictateur devenu finalement pyromane. Sur l’une des pancartes brandies à Paris, l’on lisait ainsi en français «Sandino, réveille-toi, Ortega est devenu fou».

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«Le peuple du Nicaragua écrit une nouvelle page de son histoire»

Après les slogans «¡Viva Nicaragua!» et «¡Que se vaya!», «Qu’il s’en aille !» en parlant d’Ortega, les animateurs du rassemblement expliquèrent, en espagnol puis en français, le but de la mobilisation simultanée des Nicaraguayen(ne)s en Europe.

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«Depuis le 18 avril, le peuple nicaraguayen écrit une nouvelle page de son histoire», et il le fait à travers une mobilisation sociale large, diversifiée, d’une ampleur sans précédent pour exiger la fin de la dictature et le rétablissement de la démocratie. «La communauté nicaraguayenne en France appelle au respect des Droits de l’Homme et du droit constitutionnel par le gouvernement autocratique de Daniel Ortega et Rosario Murillo», rappelant son soutien au mouvement de protestation sociale lancé en réponse à la réforme unilatérale par le gouvernement de l’Institut national de Sécurité sociale – mais dont les racines sont en fait plus anciennes, les problèmes sociaux qui se sont accumulés depuis des années ayant pour conclusion logique un mouvement de mécontentement aussi ample qu’il est légitime.

Plutôt que d’entendre son peuple à bout, Daniel Ortega a préféré réprimer des étudiants universitaires qui manifestaient pacifiquement, ayant envoyé contre eux ses paramilitaires de la Jeunesse Sandiniste avec le soutien de la Police nationale, puis censurer quatre chaînes de télévision dont le discours lui déplaisait. Raison de plus pour les Nicaraguayen(ne)s libres d’exiger la restitution de l’État de droit et la fin immédiate de tout abus de pouvoir.

Même le Dialogue national entamé le 16 mai entre le gouvernement et plusieurs secteurs de la population, avec le concours de la Conférence des Évêques du Nicaragua en tant que médiatrice, a été interrompu le 23 mai sur la seule décision du régime Ortega. Une semaine plus tard, à Managua, la marche pacifique des Madres de Abril se terminait dans le sang, sous les tirs à balles réelles des services de sécurité. Abus flagrant qu’il aurait pourtant été d’autant plus souhaitable d’éviter que, revenue de sa mission d’étude du 17 au 21 mai dans le pays, la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme avait soulevé des violations nombreuses et graves auxquelles elle appelait le gouvernement à remédier par une série de mesures, en rien mises en œuvre à ce jour.

Ce n’est pas hasard si, le lendemain du massacre des Madres de Abril, le Parlement européen a adopté une résolution par laquelle il «condamne la répression brutale et l’intimidation des manifestants qui s’opposent de manière pacifique à la réforme de la sécurité sociale au Nicaragua, qui ont fait de nombreux morts, ainsi que les disparitions et les arrestations arbitraires perpétrées par les autorités, forces armées et de police ou encore groupes violents qui soutiennent le gouvernement; rappelle à toutes les forces de sécurité nicaraguayennes que leur devoir est, avant tout, de protéger les citoyens du danger».

Européenne, cette protestation l’était aussi par nature, puisqu’en même temps que les Nicaraguayen(ne)s de France, ce sont celles et ceux d’Espagne, du Royaume-Uni, d’Allemagne, de Belgique, du Danemark, d’Autriche, des Pays-Bas, de Suisse, de Suède, d’Italie et de Finlande qui se rassemblaient dans leurs capitales respectives pour envoyer un message fort à Managua.

Appelant à l’arrêt des violences sexuelles, de la censure des médias et, plus largement, de toute forme de répression, ainsi qu’à la libération des prisonniers et à la restitution des «disparus» à leurs familles, les militants appelaient chacun(e) à les soutenir, refusant de voir le Nicaragua plonger dans la guerre civile.

«¡Ni un paso atrás!»

Après avoir chanté en chœur le célèbre Nicaragua Nicaraguita de Luis Enrique Mejía Godoy, les manifestants ont lu à haute voix les noms des plus de cent trente cinq morts de la répression depuis le 18 avril. A chacun des noms, toutes et tous répondaient par un «¡Presente!» pour dire que, même morte, chacune de ces victimes était présente et ne serait jamais effacée des mémoires, mais aussi que, puisqu’elle était désormais réduite au silence, chaque vivant répondrait pour elle.

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Une jeune femme a ensuite pris la parole, prénommée Laura et âgée de trente-deux ans. Sa mère, a-t-elle expliqué, est une ancienne guérillera sandiniste qui avait pris le maquis voilà quarante ans contre la dictature de Somoza. Son père, originaire du Panama, avait senti dans son cœur un appel à quitter sa montagne pour rejoindre ce pays qu’il ne connaissait même pas, et y aider ses frères et sœurs nicaraguayen(ne)s à se débarrasser de la tyrannie.

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«Voilà le miracle, et c’est grâce à lui que je suis ici. Je suis issue d’une histoire et de racines purement sandinistes et révolutionnaires. Je suis ici comme ma mère il y a quarante ans, elle qui a offert sa vie pour son pays, pour la liberté. Elle ne l’a pas fait pour un caudillo [NDLR : Un commandant suprême] ou pour de l’argent ; elle l’a fait pour son pays, au risque de sa vie, et c’est pareil pour mon père.»

Pour eux, comment pourrait-il n’être pas incroyable et invraisemblable que, quarante ans plus tard, le Nicaragua se voie en proie à une dictature pire encore que celle de Somoza, dictature qu’ont dû subir aussi les enfants de Laura ?

«Où que nous soyons», a proclamé la jeune maman, «nous avons quitté la terre du Nicaragua, mais jamais le pays, car il est dans nos cœurs». Les principes de liberté et de justice sociale qui guidaient les luttes du passé sont toujours là, ce sont eux qui amènent les Nicaraguayen(ne)s à dénoncer les atrocités, les assassinats, la barbarie et la corruption. Car il ne faut pas se tromper, la situation actuelle n’est en rien due au fait que les Nicaraguayen(ne)s ne s’entendraient pas entre eux ; elle n’est le produit que des années de souffrance, d’abus et de corruption qui leur ont été infligées, l’absence d’institutions indépendantes venant couronner le tout dans un pays où la dictature confisque tous les pouvoirs de l’État.

Concluant son propos, Laura a lancé un cri, repris à l’unisson, de refus de voir l’arbitraire reprendre au Nicaragua la place qu’il y occupait jadis et voudrait retrouver aujourd’hui : «¡Ni un paso atrás!», «Pas un pas en arrière !».

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Amnesty : Tirer pour tuer, une volonté délibérée des autorités

Geneviève Garrigos a ensuite pris la parole au nom d’Amnesty International France, où elle est Responsable Amériques et dont elle fut Présidente de 2008 à 2016.

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Elle a rappelé que, dès que les premières balles ont été tirées contre des civils, Amnesty International a demandé la fin immédiate de la répression, l’organisation s’étant rendue sur place les dix premiers jours de mai pour enquêter. Là où d’aucuns parlent d’un épiphénomène concentré à Managua, les faits révèlent au contraire un phénomène de violations graves des Droits Humains touchant l’ensemble du pays. Le rapport d’Amnesty sur le sujet est sans ambiguïté : l’ordre donné aux forces de police n’est autre que le mot d’ordre de la Jeunesse Sandiniste, qui est de tirer pour tuer. C’est ce que confirment les registres et les rapports d’autopsie auxquels Amnesty a pu avoir accès, et qui révèlent de nombreux décès par balles dans la tête, le cou ou la poitrine, autrement dit, une volonté délibérée de tuer.

La Responsable Amériques a mis l’accent sur le «cynisme» dont fait preuve Daniel Ortega, qui tient un discours public de dialogue et de réflexion pendant que, comme ne peuvent que le constater tant la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme que la Conférence des Évêques du Nicaragua, ses forces de l’ordre assassinent des militants pacifiques. Et elles ne sont pas seules à le faire – les hôpitaux sont eux aussi fautifs, en rejetant des blessés graves qui, faute de soins urgents, trouvent la mort, particulièrement les très jeunes gens.

Face à la volonté délibérée des autorités du Nicaragua, a conclu Geneviève Garrigos, Amnesty opposera toujours sa détermination sans faille.

«La pire crainte d’une dictature, c’est un peuple qui s’unit»

Les dernières à parler furent les seules parmi les manifestant(e)s à ne pas habiter la région parisienne, et pour cause – elles venaient tout droit du Nicaragua. Madeleine et Jessica, étudiantes, étaient en tournée en Europe pour témoigner de la répression sur place, largement ignorée par les médias internationaux mais qui, pour la population, est une réalité quotidienne et sanglante.

Elles-mêmes menacées de mort, les deux jeunes femmes n’ont pourtant pas hésité à prendre la parole, en espagnol avec l’interprétariat en français de Laura.

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«La raison pour laquelle nous sommes venues en Europe, c’est que notre pays est sous la coupe d’un monopole médiatique. Le jour, le gouvernement parle paix et amour, mais la nuit, il massacre les étudiants et la population en toute impunité.» Madeleine et Jessica elles-mêmes sont témoins des menaces de mort contre les étudiants qui manifestent, ainsi que du risque quotidien de mort sous les balles de la répression de la police et de la Jeunesse Sandiniste, cette mort qui avait déjà frappé, au moment de la manifestation, cent trente cinq personnes pour les meurtriers desquelles l’impunité est totale. Quel danger pouvaient bien représenter des citoyens qui ne faisaient pas autre chose que de manifester pacifiquement dans la rue, portant le drapeau bleu et blanc de leur pays ? Est-ce devenu un crime au Nicaragua ?

«Nous avons fait le choix de venir et nous sommes là, puisque, dans notre pays, il n’y a plus d’institutions auprès desquelles faire recours pour obtenir la justice et l’arrêt de la barbarie. C’est ainsi au Nicaragua, il n’y a plus d’institutions ni de démocratie. Nous sommes les témoins de la barbarie et des tueries, témoins de l’impunité qui couvre les actes commis dans notre pays. La plus grande peur que puisse avoir une dictature, c’est un peuple qui s’unit», affirmation accueillie chez les manifestants par une unanime scansion du slogan «¡El pueblo / Unido / Jamás será vencido!» lancé par une chanson du groupe chilien Quilapayún en juillet 1973 – deux mois à peine avant que le coup d’État du Général Augusto Pinochet ne vienne tragiquement prouver aux Chiliens le contraire.

Madeleine et Jessica ont conclu en rappelant le slogan en vogue au Nicaragua dans les années 1980, au début du règne de Daniel Ortega, «Patria libre o morir», «La patrie libre ou la mort», et depuis la révolution en cours au Nicaragua, le slogan a changé : pour un Nicaragua libre et meilleur, désormais, le peuple dit «Patria libre y vivir», «La patrie libre et la vie».

Plus jamais Loin des yeux de l’Occident

Un rassemblement fort, riche d’émotion et de solidarité, s’est conclu sur une nouvelle reprise de Nicaragua Nicaraguita, puis sur l’hymne national Salve a Ti (Salut à toi).

Dans son légendaire album de 1983 Loin des yeux de l’Occident, Daniel Balavoine avait chanté le sort des Argentins sous la dictature militaire mourante, notamment dans Frappe avec ta tête et Revolución. Tout léthargique que soit aujourd’hui l’Occident face aux drames de la Syrie et des migrants refoulés de tous les ports ou presque, les Nicaraguayen(ne)s de Paris sont venus lui dire qu’ils en avaient fini de supporter son oubli. Et celui des principes, au départ occidentaux mais que leur terre natale laisse maintenant dépérir, de démocratie et de liberté.

 

 

 

 

 

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Photos : Daniel Caballero Zurita

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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