ENTRETIEN
Trente ans déjà qu’il est mort. Le 14 janvier 1986, Daniel Balavoine, chanteur-auteur-compositeur de premier plan de la scène musicale française, homme engagé dans la défense des Droits de l’Homme et l’action humanitaire, disparaissait tragiquement lors du Paris-Dakar avec Thierry Sabine, l’organisateur de l’épreuve, dans le crash de l’hélicoptère qui les transportait.
Dans le dernier titre qu’il avait interprété avant sa mort, «L’Aziza», extrait de son album Sauver l’amour et dédié à son épouse d’origine juive marocaine, «aziza» signifiant «chérie» en arabe, Balavoine offrait un plaidoyer antiraciste foudroyant d’un genre inédit, prenant le contrepied y compris de l’association nouvellement créée SOS Racisme dont il était pourtant proche :
«Petite brune enroulée d’un drap
Court autour de moi.
[…]
Ton étoile jaune, c’est ta peau,
Tu n’as pas le choix,
Ne la porte pas
Comme on porte un fardeau,
Ta force, c’est ton droit !
[…]
Ta couleur et tes mots,
Tout me va.
Que tu vives ici ou là-bas,
[…]
Si tu crois que ta vie est là,
Ce n’est pas un problème pour moi,
[…]
Il n’y a pas de loi contre ça.»
Alors que la lutte contre le Front National, dont la montée semblait inexorable depuis les élections municipales de 1983, consistait surtout en une dénonciation des propos et actes racistes dont se rendaient coupables les dirigeants et partisans frontistes, Balavoine prenait quant à lui le parti des victimes du racisme, en l’occurrence les Maghrébins, pour les mettre en valeur.
Ainsi avait-il expliqué à Michel Denisot, sur la toute jeune Canal Plus : «Aujourd’hui, tout le monde dit ‘Je suis contre le racisme’, ‘Je suis contre Le Pen’, et avec ‘L’Aziza’, j’ai voulu faire le contraire : dire que moi, je suis pour les Arabes». Position encore plus tranchée que celle du slogan plus «protecteur» de SOS Racisme symbolisé par une petite main jaune, «Touche pas à mon pote».
Trente ans après, dans la France d’aujourd’hui, jamais les mouvements antiracistes et les idées qu’ils véhiculent n’ont paru aussi affaiblis. Sans plus aucun complexe, partis politiques et individus plus ou moins célèbres expriment publiquement la haine de l’autre, pendant que le pouvoir politique propose des lois et/ou tient des propos discriminatoires, tout cela sur fond d’une nouvelle montée de l’extrême droite qui interdit désormais d’écarter tout à fait l’hypothèse d’une arrivée au pouvoir en 2017 du Front National.
Dans un pays qui, depuis l’époque de «L’Aziza», n’a jamais su comment affronter ses démons racistes, où en est la société française aujourd’hui et, surtout, en cette époque de démission de la majeure partie du champ démocratique de la politique française face au racisme, la loi, égale pour tous selon la Constitution, est-elle encore à même d’en protéger les victimes ?
Kaltoum Gachi, Avocate au Barreau de Paris, enseignante à l’Université Paris II Panthéon-Assas, référente juridique du Mouvement Contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP), dresse un état des lieux des discours et comportements racistes en France bien peu encourageant – mais qui, justement, n’en oblige que plus encore à ne pas se décourager, y compris sur le plan juridique.
Maître Kaltoum Gachi
MY GLOBAL SUBURBIA – Depuis les attentats du 13 novembre, la France vit sous état d’urgence, mesure qui paraissait au départ justifiée mais a donné lieu à de nombreux abus policiers, dans bien des cas sur la seule base de la religion des suspects, en l’occurrence musulmane.
Comme après les attentats de janvier 2015 à Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, les agressions islamophobes ont connu une explosion et la parole islamophobe redouble de virulence. Le récent score sans précédent du Front national, en tête dans six régions au premier tour, constitue un autre signe d’inquiétude encore.
Tout cela après une «crise» des réfugiés qui avait chauffé à blanc les esprits à l’été dernier et dans les semaines qui ont suivi.
Cela révèle de toute évidence un enracinement profond et durable des Français dans la peur et le rejet de l’autre, à plus forte raison s’il est musulman.
Quelles sont les constatations qui sont les vôtres sur ce point, en tant qu’avocate référente d’une association antiraciste de premier plan en France ?
KALTOUM GACHI – Il est certain que cette prolifération d’actes racistes doit s’accompagner d’une vigilance accrue. Même si le MRAP est un mouvement qui ne privilégie aucune lutte en termes d’antiracisme, notre combat se menant absolument sur tous les fronts, il s’adapte par nature aux faits. En l’espèce, le MRAP multiplie les poursuites contre les auteurs de propos ou de publications visant de manière spécifique les personnes de confession musulmane car, en pratique et actuellement, les dénonciations de ces actes sont très nombreuses.
Plus précisément, lors de ces agressions, il s’agit de personnes qui sont réputées appartenir à la religion musulmane, car je rappellerai ici que les textes visent l’appartenance réelle ou supposée à une religion donnée[i].
Dans ce cas comme de manière générale, le MRAP a toujours suivi de près l’actualité, celle des actes commis et des propos tenus. Ensuite, cela se traduit par des signalements, des dépôts de plaintes, des citations directes, et aujourd’hui, dans le quotidien du MRAP, on observe des actions diligentées contre des gens clairement antimusulmans.
MY GLOBAL SUBURBIA – De manière plus durable, en termes politiques et presque même constitutionnels, l’on assiste à un phénomène inquiétant depuis 2010.
D’abord le «débat sur l’identité nationale» puis le Discours de Grenoble légitimant le racisme anti-Roms et évoquant la déchéance de nationalité pour les binationaux coupables de certains crimes. L’année suivante, le «débat sur l’Islam» et les propos islamophobes quasi quotidiens du Ministre de l’Intérieur Claude Guéant. En 2012, une campagne de réélection du Président sortant presque entièrement rendue aux thèses de l’extrême droite, ce que l’on appelait la «ligne Buisson», et en fin de compte, sa défaite.
Depuis le retour de la gauche au pouvoir, encore du rejet des Roms, ainsi que des propos racistes et islamophobes également entendus du Gouvernement socialiste et de l’intérieur même du Parti Socialiste.
Devant un tel consensus des grands partis de gouvernement sur le caractère «facultatif» de l’antiracisme, l’esprit de la loi républicaine fondée sur l’égalité des citoyens est-il réellement protégé encore en France ?
KALTOUM GACHI – Il est évident que l’antiracisme n’appartient à aucun parti politique, pas plus d’ailleurs que ce n’est le cas des propos racistes. Force est de constater que même sous un gouvernement de gauche, certains ministres se permettent des propos extrêmement contestables de ce point de vue !
MY GLOBAL SUBURBIA – Certes, mais qu’ils soient de gauche ou de droite, ces partis de gouvernement, issus du champ démocratique, n’ont-ils pas pour premier devoir de défendre le principe d’égalité devant la loi tel que le consacre la Constitution, ce qui proscrit formellement de tels propos ?
KALTOUM GACHI – Lorsque l’on lutte contre les discriminations, en particulier contre le racisme, l’on ne peut que faire prévaloir l’égalité entre les citoyens. C’est une question d’égalité, mais aussi de respect de la dignité humaine. Sitôt que l’on raye de la société humaine l’un de ses membres sur un fondement arbitraire, cela revient à l’exclure de l’espèce humaine.
Cette notion d’égalité qui est inscrite dans la Constitution[ii], ainsi que dans la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales[iii] et au fronton de toutes nos institutions, c’est vrai que, parfois, elle reste un vœu pieux, car les mesures concrètes qui la feraient respecter ne sont pas prises.
Au MRAP, nous faisons en sorte de faire prévaloir ce principe d’égalité entre les citoyens, qu’il s’agisse de la discrimination à l’emploi, au logement ou dans tout autre contexte. Lorsque la personne concernée rencontre un obstacle à la suite d’une rupture d’égalité, le mouvement intervient pour tenter de rétablir cette égalité de droit qui a été bafouée dans la pratique.
Certaines mesures concrètes pour assurer l’égalité n’ont pas été prises par les politiques, même si elles étaient pourtant indispensables. Comment justifier qu’une couleur de peau plus foncée ou un prénom qui ne sonne pas très «européen» vous vaille d’être contrôlé par la police plusieurs fois par jour sans raison ou d’être durablement exclu de l’emploi ?
MY GLOBAL SUBURBIA – Bien sûr, mais si ces partis politiques dont nous parlons, lorsqu’ils sont au pouvoir, ne mettent pas clairement en œuvre cette égalité dans leur discours et a fortiori dans leurs actes, ils sont fautifs, n’est-ce pas ?
KALTOUM GACHI – Bien entendu ! Cela dit, au-delà du fait de parler d’égalité dans son discours, ou a contrario de l’en omettre, l’important pour un parti politique qui est aux affaires, c’est d’entreprendre des actions concrètes pour promouvoir l’égalité. Certains politiques ne parlent pas d’égalité mais peuvent engager dans le même temps des projets concrets, et d’autres, au contraire, parlent d’égalité mais ne font rien pour la faire progresser.
Il faut juger dans les actes. Au niveau national, il importe que les politiques puissent poser de tels actes, ce qui n’a pas été fait dans certains cas où, pourtant, c’était indispensable : je pense ici, par exemple, au CV anonyme et au contrôle au faciès. Comment justifier qu’une couleur de peau plus foncée ou un prénom qui ne sonne pas très «européen» vous vaille d’être contrôlé par la police plusieurs fois par jour sans raison ou d’être durablement exclu de l’emploi ? Sur ces deux points, en l’espèce, les discours n’ont pas manqué, et au bout du compte, rien n’a été fait !
MY GLOBAL SUBURBIA – Nous parlions de l’islamophobie ; tant le problème s’avère aigu dans la société française aujourd’hui, il convient d’y revenir plus en détail.
En décembre 2015, l’écrivain et polémiste Eric Zemmour a été condamné à 3 000 € d’amende pour avoir déclaré que les Musulmans de France avaient leur propre Code civil qui était la charia, la loi islamique. Le MRAP avait d’ailleurs plaidé contre lui, tout comme il l’avait fait à travers vous dans une instance précédente mais, cette fois-là, sans succès.
De même, avant le premier tour des régionales, Marine Le Pen, la Présidente du Front National qui était aussi sa tête de liste en Nord-Pas-de-Calais-Picardie, alors donnée en tête du premier tour et elle le fut, avait déclaré que la charia risquait de remplacer, allant encore plus loin que Zemmour, la Constitution de la République française.
Dans son roman Soumission sorti fin 2014, Michel Houellebecq, qui s’était déjà distingué en traitant l’Islam de «religion la plus con du monde», décrit une France d’après la présidentielle de 2022 dans laquelle un parti islamiste est porté au pouvoir et les lois françaises se transforment en lois rétrogrades et sexistes prétendument inspirées par l’Islam.
Que traduit, selon vous, cette obsession, ce fantasme du Musulman par nature méprisant, si ce n’est hostile, envers la loi française et désireux de la remplacer par un droit de nature islamiste comme il existe dans certains pays du Moyen-Orient ? En tant qu’avocate, par ailleurs en tant que personne de confession musulmane, comment analysez-vous cette surenchère contre les Musulmans, jadis accusés de vouloir «seulement» pervertir le mode de vie traditionnel français et aujourd’hui dénoncés comme des colonisateurs juridiques ?
KALTOUM GACHI – En ce qui concerne Eric Zemmour, dans l’affaire que vous évoquez, sa culpabilité ne faisait aucun doute, car l’infraction qu’il avait commise était clairement caractérisée. Il faut bien comprendre que le MRAP ne poursuit pas Eric Zemmour, ou par exemple Renaud Camus, plus que d’autres ; le MRAP poursuit toute personne qui dépasse les limites admissibles en matière de liberté d’expression. C’est très nettement le cas de ces théoriciens, car c’est ce qu’ils sont en matière de haine de l’autre.
S’agissant d’Eric Zemmour en particulier, nous l’avions déjà poursuivi lorsqu’il avait déclaré en août 2010 : «La plupart des trafiquants sont noirs et arabes». Le MRAP était parmi les associations ayant permis sa condamnation. Lorsqu’il a donc déclaré plus récemment que les Musulmans voulaient remplacer le Code civil par la charia, nous l’avons là encore fait condamner mais il a fait appel, l’affaire devant être de nouveau entendue bientôt.
Auparavant, nous l’avions cité en justice pour des propos qu’il avait tenus, lors d’une chronique sur RTL le 6 mai 2014, et qui étaient ceux-ci : «Les Normands, les Huns, les Arabes, les grandes invasions d’après la chute de Rome sont désormais remplacés par les bandes de Tchétchènes, de Roms, de Kosovars, de Maghrébins, d’Africains qui dévalisent, violentent ou dépouillent». Or, une très fâcheuse faiblesse sur le plan juridique avait conduit à sa relaxe.
Le tribunal avait estimé qu’en évoquant des «bandes de» telle ou telle origine, Eric Zemmour n’avait pas visé ces groupes humains dans leur entièreté, mais seulement certains individus isolés appartenant à ces groupes et qui s’étaient regroupés entre eux. J’avais bien fait valoir que «bande de» quoi que ce soit est en soi un terme péjoratif, ce en quoi le tribunal m’a suivie, et qu’il n’y avait en lui aucune nature restrictive ; si, avais-je dit en exemple, et le tribunal n’avait pas manqué de s’en amuser, on disait aux membres de celui-ci «Vous n’êtes qu’une bande de magistrats !», ce ne serait pas pour complimenter leur corps de métier, encore moins pour ne désigner qu’eux-mêmes, mais pour salir l’ensemble de la magistrature. Malgré cela, le tribunal a estimé que cette expression ne pouvait pas servir à prendre pour cible un groupe dans sa globalité, ce qui fait qu’Eric Zemmour a été relaxé. Nous avons interjeté appel, toutefois, et nous nous battrons jusqu’au bout, car ce polémiste ne se défait jamais de son discours de stigmatisation des personnes et c’est inacceptable.
L’islamophobie est élevée parce qu’un certain nombre de personnes se revendiquant de l’Islam commettent des actes terroristes et on le fait payer au prix fort aux Musulmans de France, alors que ces attentats n’ont aucun rapport avec les valeurs que prône l’Islam.
Pour ce qui est de ce fantasme du Musulman «colonisateur des lois» auquel vous faites allusion, tout simplement, c’est là un avatar de plus de la théorie du «grand remplacement», car c’est bien dans cette logique qu’ils se situent. Ce qu’il traduit, c’est une peur épidermique de l’autre, celui qui est différent. Aujourd’hui, les Musulmans sont visés parce qu’un certain nombre de personnes se revendiquant de l’Islam commettent des actes terroristes, et cela, on le fait payer au prix fort aux Musulmans de France alors que ces attentats n’ont en eux-mêmes aucun rapport avec les valeurs que prône l’Islam.
L’on se fonde sur une peur légitime, celle de voir survenir de nouveaux attentats, mais l’on monte cette peur en épingle pour établir un lien en tout point artificiel entre ce terrorisme et la présence en France d’une religion, l’Islam.
Le MRAP poursuit les auteurs de propos racistes sans préjudice de leur notoriété, ou du rebondissement que puissent avoir leurs propos. Récemment, nous avons ainsi poursuivi un twittos[iv] antisémite pour lequel, selon ses écrits, les Juifs tenaient les rênes du pouvoir et étaient à l’origine de toute décision politique, plus encore si elle est mauvaise.
Qu’importe, donc, qu’il s’agisse ou non d’une personnalité publique en position d’influencer largement l’opinion. Cependant, nous devons bien sûr poursuivre aussi ceux qui se font les théoriciens de la haine, car leur audience est vaste et leurs propos vont donc conduire leurs lecteurs, dans les journaux, et/ou leurs auditeurs à la radio, à la télévision et sur Internet, à rejeter l’autre. C’est précisément ce qui touche aujourd’hui les Musulmans, tel que nous venons d’en parler.
MY GLOBAL SUBURBIA – Voici un peu plus d’un an, l’attentat à Charlie Hebdo avait mis au jour un problème qui n’était ni imprévisible ni même invisible, mais que la société française refusait de longue date de comprendre.
Si dans leur immense majorité, les Musulmans de France ont condamné les attaques terroristes des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly, le preneur d’otages de l’Hyper Cacher, nombre d’entre eux ont aussi répondu au slogan «Je suis Charlie» par un contre-slogan «Je ne suis pas Charlie», indiquant qu’ils réprouvaient les actes en eux-mêmes mais ne pouvaient s’identifier à une publication par laquelle ils se trouvaient trop souvent pris pour cible.
Dans une France qui se trouvait désormais aux prises avec les notions de «liberté d’expression» et de «laïcité», de nombreux/euses Musulman(e)s s’estimaient méprisé(e)s si ce n’est agressé(e)s, la Marche républicaine du 11 janvier 2015 s’étant très largement déroulée sans leur participation.
L’on sait par ailleurs que Daesh, qui a revendiqué les attentats de novembre, souhaite qu’en France comme ailleurs, l’islamophobie soit la plus forte possible afin que Musulmans et non-Musulmans s’affrontent dans une guerre civile, estimant qu’en pareil cas, les Musulmans ne pourraient que se rallier à lui. Précisément, les derniers attentats en date ont démontré tout autre chose, la fidélité des Musulmans de France à la République n’étant plus à prouver.
Soyons clairs : comment peut-on espérer combattre sérieusement le terrorisme si l’on ne se décide pas à combattre tout d’abord l’islamophobie, en commençant par la lutte réelle et sérieuse contre les préjugés, et a fortiori les fantasmes, contre les Musulmans de France … Et d’ailleurs ?
KALTOUM GACHI – Je voudrais d’abord dire que le combat contre le racisme et le combat contre le terrorisme ne sont absolument pas antinomiques, comme on l’entend pourtant souvent dire de nos jours ; au contraire, il s’agit là de deux combats complémentaires.
Le combat contre le terrorisme tombe sous le sens ! Et pour ce faire, notre droit français contient déjà toutes les dispositions nécessaires, inutile d’aller y rajouter quoi que ce soit. Des dérogations sont prévues dans les cas de terrorisme, des règles spécifiques de poursuite, de procédure et de jugement existent.
En tout état de cause, cette lutte contre le terrorisme doit se concilier avec le respect des libertés et la promotion de l’égalité entre toutes et tous.
Il est vrai que, dans certaines écoles, jeunes et moins jeunes avaient déclaré suite aux attentats qu’ils n’étaient «pas Charlie». Que d’histoires l’on a pu faire à ce sujet ! On a tout à fait le droit de ne pas être Charlie, tout comme on a le droit de l’être ; chacun doit pouvoir être qui il veut réellement être. Ensuite, dire que qui dit n’être «pas Charlie» soutient le terrorisme n’a absolument aucun sens ! Certaines personnes ont simplement voulu dire, par cette expression, qu’elles ne partageaient pas l’humour de Charlie Hebdo, bien que condamnant sans réserve l’attentat commis par les frères Kouachi. A mon sens, le débat qui avait eu lieu à l’époque sur ce slogan était parfaitement vain. L’important, c’est que le terrorisme soit condamné de manière unanime, et je ne crois pas que quiconque de sérieux ait jamais exprimé son soutien à celui-ci, et si tel est le cas, le délit d’apologie du terrorisme a vocation à s’appliquer.
Maintenant, que des jeunes ne partagent pas l’humour de Charlie Hebdo, il s’agissait de toute manière d’une position majoritaire, puisque ce journal était avant l’attentat sur une pente déclinante, le drame qui s’est produit ayant créé pour lui un regain d’intérêt. Se crisper sur des formules qui ont en son temps rassemblé ou divisé, mais ne sont pas plus que des slogans ponctuels, n’a donc pas lieu d’être.
MY GLOBAL SUBURBIA – Une affaire récente est venue compliquer encore les choses, lorsque Laurence Rossignol, Ministre en charge des Droits des Femmes, a comparé le 30 mars que les femmes musulmanes qui souhaitent porter le voile sont comme «les Nègres américains qui soutenaient l’esclavage».
Outre que la comparaison soit inepte au plan factuel, aucune servitude d’État n’existant en France, a fortiori sur une base discriminatoire, pas plus que l’État n’imposerait aux femmes le port du voile comme par exemple en Iran, l’emploi du mot «nègre», ouvertement péjoratif et raciste, par un ministre de la République ne peut qu’être du plus choquant.
Si ce mot n’a certes pas le même sens dans un contexte américain, ici en France, il renvoie à l’œuvre d’Aimé Césaire et à la «négritude», donc à la condition de l’esclave en terre coloniale. On sait pourtant combien ce passé continue de faire débat.
Des propos prétendant défendre les droits des femmes en entendant nier ou minimiser la liberté religieuse, qui plus est appuyés par un terme sciemment discriminatoire, marque d’une confusion et d’un simplisme extrêmes, que cela révèle-t-il de l’état d’esprit des politiques du champ démocratique au sujet du racisme, plus encore lorsqu’il s’agit de gouvernants et que de futures lois antiracistes ne se feront donc pas sans eux tant qu’ils seront au pouvoir ?
KALTOUM GACHI – Le MRAP s’est exprimé à ce sujet, par un communiqué. Nous avons déclaré que la formule employée par la Ministre était inappropriée, en tout cas très maladroite. Imputer pour autant un préjugé raciste à Laurence Rossignol, ce serait à nos yeux excessif, mais toujours est-il que ces propos révèlent un problème avec le voile islamique proprement dit. Or, ce voile, et nous parlons bien ici du simple foulard et non du niqab, s’il fait au départ l’objet d’un libre choix, n’est pas interdit s’il est porté dans des conditions conformes à la loi, qui ne le proscrit pas dans la plupart des lieux publics, seules les contraintes liées à certaines entreprises privées pouvant en revanche s’y opposer.
Les propos de Laurence Rossignol étaient donc sur ce point outranciers et n’avaient pas lieu d’être. Comparaison n’est pas raison, le parallèle établi avec les Noirs américains dont certains auraient été en faveur de l’esclavage au moment de son abolition – postulat qui reste, historiquement parlant, à vérifier – était pour le moins inapproprié.
Parler de «franco-musulmans» comme l’a fait la Ministre Laurence Rossignol, cela révèle toute l’ampleur du problème auquel font face aujourd’hui les personnes de confession musulmane en France : il y encore des gens qui voient en eux des Français de seconde zone.
MY GLOBAL SUBURBIA – Dans cette même affaire, la Ministre a par ailleurs utilisé lors de son interview l’appellation «franco-musulmans», ce qui apparaît d’abord comme un non-sens puisqu’être musulman n’est pas une nationalité mais une religion, ensuite comme une faute puisqu’impliquant qu’un Français ne peut pas être musulman et vice versa.
Historiquement en France, le dernier contexte en date dans lequel le terme «musulman» a été utilisé pour désigner des individus et les différencier des Français, c’était l’Algérie coloniale ! Voilà qui nous ramène donc à un contexte colonialiste, et accessoirement à une époque où le pouvoir se faisait le tenant de la colonisation, recours aux appelés du contingent et à la torture à l’appui, ainsi que l’ont plus ou moins avoué feus les Généraux Massu, Bigeard et Aussaresses.
Que penser d’une telle attitude de la part d’une personne que la loi, en particulier la Constitution, place pourtant dans une position qui impose plus qu’à qui que ce soit d’autre de faire preuve de sagesse en manipulant de telles notions historiques ?
KALTOUM GACHI – De tels propos sont tout simplement honteux, et là, on ne peut plus se contenter de parler de maladresse. Pire encore, ils sont tendancieux, car en fin de compte, par ce terme de «musulman», qui est vraiment visé ? Des Musulmans africains ou européens ? Non, la véritable cible, ce sont les Arabes.
C’est à ce genre d’épisode que l’on voit la gravité du problème auquel font face aujourd’hui en France les personnes de confession musulmane : il se trouve encore des gens pour penser que les Français qui sont dans ce cas sont des Français de seconde zone, pas aussi français que les autres. La majorité des Musulmans de France ne sont pourtant pas des prosélytes, étant croyants mais moyennement pratiquants, par exemple se contentant de jeûner pendant le mois de Ramadan chaque année.
Mettre sur le même plan la nationalité et la religion, la seconde étant a fortiori censée appartenir à la sphère intime, cela n’a aucun sens. C’est même dangereux, car cela montre à quel point, en fin de compte, la religion prend le pas sur l’appartenance à la Nation en tant qu’institution commune.
MY GLOBAL SUBURBIA – Avant cette flambée d’islamophobie en 2015, l’année précédente, en 2014, c’était une autre minorité qui était principalement prise pour cible : la minorité juive. La Commission nationale consultative des Droits de l’Homme a remis au Premier Ministre un rapport dont les conclusions étaient aussi claires qu’alarmantes : en 2014, +129,5% d’actes antisémites.
Et cette année-là fut en effet marquée par une forte agitation antisémite en France.
D’abord, en début d’année, à cause des spectacles à caractère antisémite sous prétexte de défense du peuple palestinien de Dieudonné, récusé entre autres par l’Association France-Palestine Solidarité et dont la Cour européenne des Droits de l’Homme a récemment estimé qu’il était un «propagandiste national-socialiste», suivant ainsi sa jurisprudence excluant les discours de haine de la liberté d’expression[v]. Ensuite, en partie à cause du même Dieudonné et de son acolyte de l’époque Alain Soral, qui se définit quant à lui ouvertement comme «national-socialiste», des amalgames et des agressions ont eu lieu à l’été en marge des mouvements populaires de protestation contre l’offensive meurtrière de l’État d’Israël à Gaza, ce qui a donné lieu à des attaques contre des personnes juives et des établissements liés à la communauté juive, telles que des synagogues et des commerces casher.
Cependant, face à ces conduites inacceptables, la réponse des autorités dans l’un et l’autre des deux cas a paru au mieux étrange et au pire tout aussi inacceptable.
Dans certains cas, les spectacles de Dieudonné ont été interdits avant même d’avoir eu lieu par le Ministre de l’Intérieur, à l’époque Manuel Valls. Au moins une fois, un tribunal administratif avait annulé une telle interdiction.
Interdire en amont, n’était-ce pas, loin d’affaiblir Dieudonné et sa parole de haine, le renforcer en lui permettant de se parer d’une aura de victime de la censure – position que défendait, entre autres, également la Ligue des Droits de l’Homme ?
KALTOUM GACHI – En effet, cette hémorragie d’actes antisémites en 2014 se voyait sur tous les plans de la société. Le MRAP n’avait pas manqué d’exercer des actions à ce sujet, dès qu’il était informé de propos ou d’actes antisémites proférés ou commis où que ce soit en France.
Pour ce qui est de Dieudonné, indéniablement, interdire un spectacle avant même qu’il ait eu lieu, d’une part, c’était agir de manière contreproductive, donnant à ce spectacle une publicité qui n’avait pas lieu d’être, et d’autre part, l’attirail législatif était déjà à l’époque suffisamment dense pour permettre, dans le cas de propos antisémites, d’intenter des poursuites après coup.
Interdire un spectacle a priori, d’autant qu’il s’agissait d’un nouveau spectacle, intitulé Asu Zoa et dont il n’était pas acquis, puisqu’il n’avait jamais été joué, qu’il contienne des attaques antisémites, c’était donc une méthode contreproductive qui n’a pu que contribuer, effectivement, à faire passer Dieudonné pour la victime de cette situation, et au lieu de le combattre, l’en faire sortir gagnant.
Il faut arrêter de propager cet amalgame qui fait de toute dénonciation du sort des Palestiniens une expression d’antisémitisme, car cela n’a aucun sens. Il faut savoir faire la part des choses.
MY GLOBAL SUBURBIA – Puis les mois ont passé, et à l’été 2014, au moins par deux fois, le Gouvernement a interdit la tenue de manifestations à Paris contre l’attaque israélienne sur Gaza, arguant de la présence d’éléments antisémites dans ces rassemblements alors que ceux-ci, en effet réels, disciples de Dieudonné et Soral pour la plupart, constituaient à chaque fois une infime minorité et s’attiraient immédiatement l’hostilité des autres manifestants. Les autorités disaient redouter des violences, et à chaque interdiction, celles-ci se produisaient, là où, dans des rassemblements autorisés, elles restaient marginales si tant est qu’elles avaient lieu.
Pour sincère et légitime qu’ait été la volonté des pouvoirs publics de combattre cette nouvelle haine antisémite, peut-on estimer que des réponses de nature liberticide étaient la meilleure solution, sachant que celles-ci ne pouvaient qu’enflammer encore les esprits et accroître les mouvements d’antisémitisme plutôt que de les combattre ?
Et surtout, comment expliquer que, parallèlement à un déploiement d’énergie aussi important que bienvenu contre l’antisémitisme, l’islamophobie n’en obtient pour sa part jamais autant ? N’est-ce pas là renforcer le sentiment que tentent d’exacerber les précités, à savoir que «Y’en a que pour les Juifs» et renforcer encore ainsi l’antisémitisme bien plus que de le combattre ?
KALTOUM GACHI – Interdire ces manifestations était une erreur manifeste, une erreur politique. S’il faut faire face à une manifestation qui dégénère, les forces de l’ordre savent comment s’y prendre. Maintenant, vouloir se révolter contre les violences invraisemblables infligées à la population palestinienne demeure un droit fondamental, et l’interdiction de le faire en manifestant paisiblement aura créé chez certains, c’était inévitable, le sentiment d’une inégalité de traitement. Vouloir brimer de cette façon l’expression citoyenne, cela ne contribue en rien à contrôler les tensions qui peuvent exister autour d’une situation donnée.
Dans le même temps, il existe un discours qui veut que toute dénonciation du sort du peuple palestinien soit une expression d’antisémitisme, ce que va jusqu’à prétendre le Gouvernement de l’État d’Israël lui-même. Cela n’est pas sérieux, il faut arrêter de répandre cette contrevérité. Il faut savoir faire la part des choses et se montrer extrêmement prudent face aux amalgames.
La traque sur Internet des personnes qui s’y réfugient sous couvert d’anonymat doit être beaucoup plus active. Le législateur doit pouvoir s’adapter à cette nécessité.
MY GLOBAL SUBURBIA – Devant une telle généralisation et banalisation de la haine à des fins politiques, il paraît difficile de ne pas voir en les récents résultats du Front National – aucune région remportée certes, mais une percée en rien moins inquiétante – la traduction d’une renonciation des Français aux idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité comme le fondement de leur souhait de société, au profit d’une dynamique irrationnelle de peur, de rejet et de fantasme, mêlant immigration, emploi, sécurité et in fine terrorisme.
Visiblement, la crainte de la sanction légale ne dissuade plus personne.
Si déjà les dispositions constitutionnelles de base, ou censées l’être, paraissent à ce point affaiblies, quelle peut être encore la pertinence de la législation contre le racisme, la xénophobie et l’antisémitisme face à de telles conduites lorsqu’elles se manifestent ? Que peut encore la loi face à tout cela ?
KALTOUM GACHI – Pour être d’un quelconque effet, la loi doit être adaptée à son temps. Les modes d’expression ont changé, l’on sait tout le rôle que joue Internet, en particulier l’importance des réseaux sociaux dans la communication moderne. Je pense que nous ne sommes pas assez réactifs aux problèmes que cela pose en termes de discours racistes.
Là où un effort conséquent doit être entrepris, c’est pour la traque sur Internet des délinquants racistes. De la même manière que l’on traque les pédophiles sur Internet, l’on devrait traquer avec beaucoup plus d’attention et de force ces internautes qui font ainsi passer à grande échelle des messages inacceptables.
Je pense qu’il y a beaucoup de relâchement en la matière, le législateur doit s’adapter à ces nouvelles formes de commission d’infractions, sachant que sur des réseaux sociaux comme Twitter et Facebook, l’on ne devrait pas pouvoir ouvrir un compte aussi facilement, tant de nombreux utilisateurs s’y réfugient pour publier sous couvert d’anonymat des propos qui tombent sous le coup de la loi pénale.
MY GLOBAL SUBURBIA – La fin d’année 2015 et le début de cette année ont été marqués par une décision incompréhensible et dangereuse du Conseil d’État, la plus haute juridiction de l’ordre administratif comme l’est la Cour de cassation pour l’ordre judiciaire : la validation de la déchéance de la nationalité pour des binationaux nés français pour des actes de terrorisme[vi], pour laquelle le Conseil, qui n’est pas seulement une juridiction mais peut aussi être consulté par le pouvoir politique, l’avait été par le Gouvernement. Déchéance non votée au Parlement certes, mais validée par la juridiction suprême de l’ordre administratif !
La dernière fois que la déchéance de nationalité pour des faits criminels avait été proposée, c’était avec le Discours de Grenoble en 2010 ; à l’époque, le Parti Socialiste qui était d’opposition la fustigeait, et aujourd’hui au pouvoir, il l’a soutenue et a obtenu sa validation par le Conseil d’État. Pour rien certes, mais il l’a obtenue.
Dans le même temps, le Canada a quant à lui aboli la déchéance de nationalité dans sa législation, craignant que celle-ci ne crée «deux classes de Canadiens». Et l’on ne peut guère qualifier le Canada de pays soutien de Daesh !
Outre qu’elle était sans rapport avec le terrorisme et n’était nullement dissuasive auprès de gens pour qui la nationalité française ne représente déjà plus rien (d’aucuns, rendus en Syrie dans les rangs de Daesh, ont brûlé leur passeport devant les caméras), que révélait une telle proposition quant à la vision que l’on se fait aujourd’hui en France de l’ «allogène» ou «allochtone», celui dont l’être vient d’ailleurs, devant la loi, avec effet inévitable sur celles qui seront votées à l’avenir ?
KALTOUM GACHI – Cette déchéance de nationalité était une proposition de loi qui s’inscrivait, en tout et pour tout, dans le symbole. Ce qui était recherché avec elle, c’était l’adoption d’une mesure symbolique. Et pour si peu, un débat politique enflammé a déchiré la France pendant plusieurs mois, débat qui n’a servi à rien si ce n’est à envenimer les tensions entre deux catégories de Français, ceux qui ne sont que français et ceux qui ont un second passeport.
Ce fut en effet un épisode de mauvais augure, car l’essentiel est de lutter tout à la fois contre le terrorisme et pour l’égalité, mais à la place, le pouvoir a passé un temps inimaginable sur cette proposition inique et a voulu aller jusqu’à réunir le Congrès pour une mesure qui, en fin de compte, n’a pas passé le cap du Sénat.
La déchéance de nationalité est une idée à bannir, car elle est inefficace contre le terrorisme et elle est en soi stigmatisante.
En outre, de tels débats transforment les partis politiques, car personne n’aurait pu imaginer qu’un gouvernement de gauche puisse proposer la déchéance de nationalité ! De toute façon, qui a fait les frais de cette mauvaise idée ? Les candidats au terrorisme ? Non, bien sûr. Ce sont les binationaux, qui se sont sentis désignés comme étant suspects par nature.
Cette idée de déchéance de nationalité, désormais enterrée par le législatif puis par l’exécutif, est à bannir. Contre le terrorisme, elle est complètement inefficace, en plus de quoi elle est en elle-même stigmatisante, et je ne comprends pas qu’elle n’ait pas été balayée d’un revers de la main beaucoup plus tôt, qu’on ait pu perdre autant de temps sur quelque chose qui n’en valait en rien la peine.
A côté de cela, il faut néanmoins garder espoir. Cette idée n’a pas été partagée par tout le monde, nombreux furent les opposants dont la lutte s’est finalement avérée payante, et cette volonté exprimée d’abord dans l’émotion, légitime, celle ressentie dans la foulée des attentats et qui poussait chacun(e) à vouloir agir et réagir, cette proposition qui relevait moins de la raison de ce qui «prend aux tripes», ne s’est pas traduite en une loi de la République.
Elle n’a pas réussi malgré tout à ébranler la volonté des gouvernants successifs qui est bel et bien de lutter contre le racisme et toute forme de discrimination. Actuellement, il y a la campagne «Tous unis contre la haine» du Gouvernement dans les médias, pour sensibiliser l’opinion aux violences d’abord verbales puis physiques contre des personnes en raison de leur origine ou de leur religion. On l’estimera efficace ou non, mais à tout le moins, elle a le mérite d’exister ! Donc, quoi qu’il advienne, la volonté de combattre le racisme est là et elle s’exprime.
Merci à Maître Kaltoum Gachi pour la photo d’illustration de cet article.
[i] Voir notamment l’Article 225-1 du Code pénal.
[ii] Voir notamment l’Article Premier de la Constitution.
[iii] Voir l’Article 14 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.
[iv] Un utilisateur du réseau social Twitter.
[v] Voir le site de la Cour européenne des Droits de l’Homme.
[vi] Voir l’avis du Conseil d’Etat.
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