ENTRETIEN
Aux yeux des Français (et surtout des Françaises), qui représente aujourd’hui le féminisme ? Dans une société en plein traumatisme depuis les attentats de janvier dernier, où les revendications liées aux droits des femmes semblent largement supplantées par des thèmes comme le terrorisme et la laïcité, il paraît plus que jamais ardu de mettre un nom sur l’idéal féministe, déjà éprouvé par la (re)création en 2012 d’un Ministère des Droits des Femmes qui n’a pas survécu au remaniement ministériel d’août 2014.
Mais est-ce seulement la notoriété qui compte ? En tout cas, ce n’est pas ce que démontre l’attribution pour l’année 2015 du Prix France-Algérie de l’Excellence au Féminin, remis par le Forum France-Algérie, ni celle de la Médaille de la Ville de Paris, les deux distinctions ayant cette année un même récipiendaire – le Fonds pour les Femmes en Méditerranée, association dont la porte-parole est la sociologue Nadia Leïla Aïssaoui.
Médecin vétérinaire de formation, militante féministe de longue date, Nadia Leïla Aïssaoui a quitté l’Algérie de ses racines en 1994, durant les «années noires» du terrorisme. «C’était alors un moment propice pour l’accueil des militants algériens», se souvient-elle, «notamment grâce à Pierre Bourdieu, qui s’était beaucoup mobilisé avec son Comité de Soutien aux Intellectuels Algériens».
Son titre de séjour en poche, Nadia Leïla Aïssaoui a étudié la sociologie à la Sorbonne, se concentrant sur son domaine de prédilection – la question des femmes. Intégrant une fondation en France, elle travaille successivement dans plusieurs pays, en Amérique latine, en Asie où elle passe trois ans en Inde, au Moyen-Orient, en l’occurrence au Liban pendant trois ans, pays dont elle détient aussi la nationalité car mariée à l’un de ses ressortissants, puis à nouveau en Europe où, avant son retour en France, elle vit un an en Espagne. «Vivre ainsi partout à travers la planète m’a beaucoup renforcée dans mon engagement féministe, car j’ai pu voir que l’immense majorité des femmes subissaient, quel que soit l’endroit et le milieu culturel ou religieux, l’oppression patriarcale. Cela a été pour moi une bonne école.»
Nadia Leïla Aïssaoui est aujourd’hui Secrétaire et membre du conseil d’administration du Fonds pour les Femmes en Méditerranée.
Nadia Leïla Aïssaoui
MY GLOBAL SUBURBIA – Le Fonds pour les Femmes en Méditerranée est moins connu du grand public que d’autres organisations féministes, mais son nom a le mérite d’être plus explicite que ceux de la plupart d’entre elles et permet de comprendre tout de suite quel est le but poursuivi. Concrètement, quelles sont les activités que mène le Fonds et, surtout, s’agissant d’un fonds, d’où proviennent ses ressources ?
NADIA LEILA AISSAOUI – Le Fonds est né officiellement en 2008. Il s’agit d’un organisme destiné à collecter de l’argent pour soutenir les mouvements de femmes autour de la Méditerranée. Pour ce qui est de ses activités, nous sommes parties de nos propres expériences de militantes de plusieurs pays méditerranéens (notre Présidente est espagnole, nous avons des Algériennes et des Françaises dans notre Conseil d’Administration) pour élaborer notre plan d’action.
Nous avons constaté que les associations de femmes dont nous étions membres les unes et les autres avaient beaucoup de problèmes financiers, qu’il fallait consacrer beaucoup plus de temps à la recherche de fonds qu’au militantisme proprement dit, que nous avions toutes très peu de temps pour «penser» le mouvement et établir des stratégies parce qu’étant souvent dans l’urgence, et que nous étions en permanence déchirées entre nos carrières professionnelles et notre militantisme.
C’est ce qui nous a amenées à comprendre que nous devions créer une organisation qui soit spécifiquement consacrée à trouver de l’argent pour ces femmes qui sont sur le terrain, de manière à ce qu’elles puissent pour leur part se consacrer exclusivement à la cause, au lieu de devoir perdre leur temps dans la recherche de fonds.
Nous sommes cette structure intermédiaire qui permet effectivement de trouver de l’argent et de le redistribuer de manière très flexible, très rapide, très simple, contrairement à tous les mécanismes de financement complexes et monstrueusement difficiles qui ne sont pas accessibles aux petites associations.
Nos activités se concentrent sur trois axes essentiels :
– Les subventions et appui aux associations : Nous identifions des projets qui, pour nous, sont novateurs, parfois subversifs, et nous paraissent aller dans le sens du renforcement des mouvements de femmes, de l’émancipation et de la réalisation de l’égalité hommes-femmes,
– Les espaces de rencontres et de réflexion stratégique : Nous organisons par pays et proposons aux associations de femmes autour de la Méditerranée de faciliter des rencontres entre les différentes organisations pour qu’elles réfléchissent ensemble. Nous créons donc cet environnement, ces réunions, pour qu’elles puissent se rencontrer – dans certains pays, cela a permis à des militantes féministes de le faire pour la première fois –, se poser quelques jours et prendre le temps d’un recul sur leur situation pour établir des constats, une stratégie réalisable, un travail collectif à entreprendre, tout cela étant un luxe qu’elles n’avaient jusqu’alors pas pu se permettre. Nous l’avons fait en Egypte immédiatement après la révolution, en Tunisie, mais aussi en Croatie et nous nous apprêtons à le faire avec des femmes libyennes et à Paris avec des associations françaises.
– La formation féministe à l’intelligence collective (FFIC) : Sur le terrain, nous avions constaté que nous étions militantes sans vraiment avoir de formation solide. Nous avons donc pensé que pour passer le relais à cette nouvelle génération de féministes, il serait bon de pouvoir, justement, les former au leadership, à la théorie féministe, à la construction de campagnes, à la recherche de fonds ; nos formations, à travers le théâtre forum, sont très centrées sur le développement de soi, c’est-à-dire l’acquisition de la confiance en soi dont souvent, dans les associations, les femmes manquent. Cela les empêche de prendre la parole en public, d’aller de l’avant, de s’exprimer et de faire entendre leur voix. Toutes ces questions d’ordre psychologique ne sont généralement pas couvertes par les bailleurs de fonds. Or, nous considérons que la dimension psychologique dans le politique est très importante, car ces jeunes filles doivent être consolidées dans une bonne estime d’elles-mêmes et c’est pour nous le point de départ d’une bonne façon de militer. Ces modules de formations durent trois fois cinq jours, répartis sur une année et ayant lieu par pays, comme cela a été le cas en France, en Algérie et au Maroc, de même que nous le ferons en Tunisie en septembre.
Nos ressources nous sont venues au départ des fonds féministes, pour la plupart anglo-saxons. Nous avons aussi des donateurs individuels, pas aussi nombreux que nous aurions souhaité, mais ceux et celles qui donnent nous sont extrêmement précieux, car c’est leur fidélité sur le long terme qui nous aide. Nous commençons à recevoir de l’aide de quelques entreprises, même si cela n’est pas évident ; pour l’heure, ces entreprises sont toutes françaises, parmi lesquelles une grande entreprise d’État et un des noms les plus renommés du monde de la mode, par exemple. Les besoins demeurent très importants, vu l’urgence des situations et la priorité que l’on doit accorder aux femmes dans la région, comparés aux ressources qui sont très difficiles d’accès, surtout en Europe où sévit la crise, et l’absence d’une culture du mécénat, plus répandue aux États-Unis et dans l’ensemble des pays anglo-saxons.
MY GLOBAL SUBURBIA – Que ce soit en Méditerranée ou ailleurs, cette année 2015 est à plus d’un titre symbolique en termes de droits des femmes. D’abord, elle marque le vingtième anniversaire de la Conférence de Beijing, lors de laquelle les États membres de l’ONU avaient pris de nombreux engagements en la matière, même si depuis lors, peu d’entre eux ont été tenus, lorsqu’ils l’ont seulement été et quand l’on n’a pas assisté tout au contraire à des régressions. Ensuite, c’est le quinzième anniversaire de l’adoption de la Résolution 1325 du Conseil de Sécurité de l’ONU sur la participation des femmes à la prise de décisions pour le règlement des différends, en particulier dans les situations de conflit et post-conflit, même si la mise en œuvre laisse là encore à désirer. Dans les deux cas, quel est le bilan en ce qui concerne la région euro-méditerranéenne, et s’agissant du Fonds, quel en est l’impact sur son action ?
NADIA LEILA AISSAOUI – Nous croyons beaucoup aux législations internationales. Pour nous, la Convention des Nations Unies pour l’Élimination de Toutes Formes de Discrimination envers les Femmes (CEDAW) est un document très précieux, arraché à l’issue d’un long combat. Nous y tenons, et même si certains pays ne l’ont toujours pas ratifiée ou signée, elle constitue pour nous une base juridique sur laquelle nous pouvons nous appuyer, construire des plaidoyers et constituer des groupes de pression sur les gouvernements qui l’ont ne serait-ce que signée. A l’instar de la CEDAW, les traités internationaux dans leur ensemble sont des documents précieux, même si leur application sur le terrain peut s’avérer insatisfaisante.
Et justement, cela montre bien à quel point la situation des femmes est problématique. Le peu d’avancées sur ces textes de loi et la résistance farouche des sociétés patriarcales à l’émancipation des femmes se voient très bien illustrés par les blocages des États face à ces dispositions légales.
Notre bilan au Fonds, avec notre conviction qu’il faut continuer à militer pour que ces textes soient appliqués, c’est qu’il faut soutenir des lobbys de femmes dans ce domaine précis. Par exemple, à la Conférence CSW59/Beijing+20 à New York (la cinquante-neuvième session de la Commission de la Condition de la Femme, qui s’est déroulée du 9 au 20 mars 2015 pour examiner les progrès réalisés dans l’application de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing), le Fonds a financé la participation de femmes qui ont fait du lobbying et ont présenté des rapports parallèles pour contrer des rapports gouvernementaux mensongers. Nous continuons à soutenir ce genre d’efforts, car les associations de femmes possèdent des statistiques sur les violences et les atteintes à leurs droits et vont procéder à des opérations de lobbying hors des réunions officielles.
Malheureusement pour elles, dans les couloirs de l’ONU règne une alliance objective entre gouvernements réactionnaires, gouvernements de pays musulmans conservateurs et le Vatican qui fonctionne à merveille quand il s’agit de bloquer les droits des femmes. Au niveau du lobbying, ils sont très puissants. Notre démarche consiste à contrebalancer ces pouvoirs-là sur ce même terrain du lobbying, même si la tâche demeure ardue.
Concernant la Résolution 1325, oui elle existe, mais lorsqu’un conflit se produit, comme actuellement en Syrie, les femmes sont progressivement mises à l’écart, sous prétexte, entre autres, qu’elles n’ont pas d’expérience ou font les frais de calculs politiciens cyniques, et elles qui ne sont pas dans la recherche absolue du pouvoir, elles travailleront davantage dans les coulisses plutôt que de chercher à être impliquées dans les processus politiques «officiels». Je pense qu’il y a un travail de long terme à mener sur ces questions-là.
MY GLOBAL SUBURBIA – Le grand public occidental a pris l’habitude d’associer aux mots «femmes» et «Méditerranée» le sort des femmes de la rive sud, celles du Maghreb et du Moyen-Orient. Dans ces sociétés se posent deux problèmes constants et uniformes par rapport aux femmes – d’une part, la pression religieuse, et bien souvent étatique, en ce qui concerne le corps, et d’autre part, la discrimination dans la loi, que ce soit en terme d’égalité de genre, de participation à la vie publique ou même simplement de vie familiale.
Comment lutter contre ces fléaux, au-delà du relativisme culturel que d’aucuns opposent à toute critique de telles pratiques et, a contrario, de l’ «eurocentrisme» d’autres qui donne aux tenants du patriarcat l’excuse de pouvoir crier au colonialisme dès que l’on tente de toucher au système ?
NADIA LEILA AISSAOUI – Question très judicieuse, car elle permet d’apporter une précision : quand vous parlez de femmes et du patriarcat, la religion et l’État despotique sont deux machines d’oppression.
On parle ici de l’État tel que conçu dans la majorité des pays du monde arabe post colonial, c’est-à-dire l’Etat autoritaire liberticide. De ce point de vue-là, l’oppression des femmes et le contrôle exercé sur leur corps ne sont pas le fait de la seule religion. Ils consistent au contraire à utiliser les outils institutionnels, les lois et les textes religieux tout à la fois pour contrôler le corps des femmes dans l’espace et dans leur sexualité, dans leur liberté de disposer de leur corps. En cela donc, religion et État sont alliés.
Comment lutter contre ce fléau ? Il faut cesser de regarder les femmes uniquement comme des victimes, mêmes si elles le sont aussi. Selon nous, l’on ne prête pas assez attention à celles qui travaillent avec acharnement et courage. Quand vous demandez ce que l’on peut faire, la réponse est : regarder en direction de ces femmes et de leur action et surtout les soutenir et les renforcer dans leur lutte.
D’ailleurs, on a vu émerger toute une génération de jeunes militantes à la faveur des révolutions arabes, qu’importent les résultats de ces dernières au plan politique aujourd’hui. Ces révolutions ont produit un déclic, elles ont entraîné l’éclosion d’une génération de jeunes, en ce compris des hommes, des jeunes qui sont créatifs, militants, engagés, ouverts sur le monde. Ce sont ces gens-là qui sont porteurs d’espoir et sur lesquels il faut miser.
A partir de l’Europe, le relativisme culturel que vous mentionniez est lamentable. Il essentialise ces sociétés, il nie à ces populations la qualité d’êtres humains qui aspirent à la liberté, aux Droits de l’Homme, à l’égalité, à l’émancipation, et c’est justement un écueil qui saborde la possibilité d’établir des passerelles de fraternités et de solidarité. Il ne suffit pas de pleurer et de se barricader parce que les forces obscurantistes connaissent une montée en puissance ; il faut aussi soutenir concrètement les gens qui, sur place, les combattent. Et ils existent. Les discours victimaires ne sont d’aucune aide.
Tenter, à l’inverse, d’imposer des normes provenant d’Europe, je pense que c’est une forme de supériorité et d’arrogance vis-à-vis de ces sociétés, mais aussi une forme de dépréciation envers des gens que l’on estime ainsi incapables de penser, de produire une pensée émancipée et émancipatrice à partir de leur propre histoire économique, sociale, culturelle. L’Algérie ne ressemble pas à la Tunisie, qui elle-même ne ressemble pas à l’Egypte, celle-ci ne ressemblant pas quant à elle à la Turquie. Chaque pays est le produit d’une histoire et c’est cette histoire-là qui donne des programmes d’émancipation aux gens qui y vivent. Par contre, les valeurs féministes et de Droits de l’Homme telles que l’émancipation et l’égalité sont universelles et nous les partageons, aucun doute à avoir à ce sujet. Toutefois, les modes opératoires ne sont pas les mêmes en fonction du contexte de chaque pays. Le minimum, c’est donc d’avoir du respect pour les gens qui sont sur place et d’avoir confiance en leur façon de faire. Ils savent très bien ce qu’ils font dans leur propre contexte.
Il y a aujourd’hui bien des sujets clivants au sein du mouvement féministe en France, parmi lesquels la question du voile. Pour ma part, je crois que cette question va chercher très loin, que nous sommes dans une histoire coloniale qui n’a pas été réglée, et au lieu d’arracher violemment leur voile aux femmes, mieux vaut peut-être se demander comment il leur est possible d’avoir toutes les chances de leur côté pour s’émanciper, avant qu’elles en arrivent, justement, à adopter une démarche identitaire qui implique le port du voile.
Après, il y a voile et voile : celles qui le portent par conviction, «bien pour elles», et celles qui le font par revendication identitaire en réaction à une discrimination qui date de plusieurs générations, là, il faut quand même s’inquiéter. Je crois que la France doit vraiment faire un travail de mémoire et de reconnaissance d’un passé colonial qui n’a pas été résolu, si elle veut avancer sur ces questions de l’intégrisme et de la radicalisation.
MY GLOBAL SUBURBIA – Ici sur la rive nord, en effet, nous ne pouvons pas prêcher …
L’an dernier, les Espagnoles se sont mobilisées contre le projet de loi Gallardón qui aurait sévèrement limité le droit à l’IVG, et dont la pression de l’opinion publique a finalement eu raison. Dans d’autres pays, ce sont des partis et autres mouvements de nature politique, tels que la Manif pour Tous en France, qui veulent revenir sur les droits des femmes consacrés par la loi. Nous en parlions à l’instant, certains mouvements et individus se disant féministes entretiennent une rhétorique stigmatisant Arabes et Musulmans, laquelle se mêle parfois au discours d’extrême droite ; en témoigne l’exemple récent d’une lycéenne refoulée de son lycée pour une jupe «trop longue», jugée pour cela «prosélyte», à Charleville-Mézières.
Comment arriver à défendre les droits des femmes tant des régressions provenant de mouvements non étatiques que de ces captations du discours féministe par des courants de haine de l’autre ?
NADIA LEILA AISSAOUI – Il faut tout d’abord comprendre qu’en Europe, la cause féministe est toujours d’actualité. Quand nous discutons avec des gens sur la situation des femmes, nous nous entendons dire par certaines «Mais non, nous ça va, on a des droits, on préfère pleurer sur le sort des Afghanes et des Maghrébines». L’on a du mal à accepter que le statut des femmes est sans cesse menacé, qu’il faut rester en vigilance permanente sur cette question, comme le prouvent actuellement les questions de l’avortement, des inégalités salariales – il est hallucinant de voir à quel point ce sujet n’est pas naturellement soulevé autant qu’il doit l’être, tant les résistances subsistent.
Aujourd’hui est sortie une étude qui montre combien la répartition des tâches domestiques demeure inégalitaire entre hommes et femmes, s’aggravant avec l’arrivée d’enfants dans le foyer. Nous sommes encore dans une société qui marginalise les femmes et les exclut du champ de l’égalité. La mobilisation doit rester permanente, et aujourd’hui en Europe, la spécificité des femmes n’est pas intégrée dans un projet de société et c’est tout le problème.
Ce qu’il faut faire, c’est arriver à faire comprendre aux politiques et à l’opinion qu’intégrer les femmes dans le projet de société est à leur avantage. Une femme qui doit faire un choix cornélien entre avoir un enfant et faire une carrière, c’est révoltant de devoir se retrouver, dans une société soi-disant moderne, de droits et de libertés, à devoir faire ce type de choix alors que, précisément, cette société devrait intégrer l’enfantement dans le système.
Ces femmes produisent et éduquent des citoyens. Elles passent du temps avec leurs enfants au sein du foyer, et plus tard, cela se traduit en temps de gagné en thérapie et en économies pour la Sécurité sociale. Voilà notamment pourquoi ce temps passé avec leurs enfants dans les premières années de leur vie devrait être inclus dans le temps de cotisation pour la retraite, par exemple. Les injustices comme celle-ci sont nombreuses, et encore, je ne parle pas des violences, du harcèlement de rue, ainsi qu’en transports publics, pour lequel l’on pointe du doigt l’Égypte mais qui existe sous autres formes en France et ailleurs en Europe. Sans oublier bien entendu les viols et le sexisme dans la sphère politique, comme lorsque l’on siffle une femme députée au sein de l’hémicycle de l’Assemblée nationale simplement parce qu’elle porte une jupe. Pour moi, il y a vraiment du travail à faire.
Le sexisme est très présent, et ce que je trouve scandaleux, c’est que le discours qui s’y rattache se prononce, par exemple, sur les femmes qui se voilent. En pareil cas, qui parle de quoi ? Cette société où les femmes sont soumises à la discrimination et à l’oppression s’offense de voir une femme voilée parce qu’elle la considère, dit-elle, opprimée …
MY GLOBAL SUBURBIA – Voilà qui rappelle une ancienne ministre UMP, originaire de Lorraine, qui semble s’être spécialisée depuis quelques années dans la «chasse» aux femmes voilées, partout où elle se rend …
NADIA LEILA AISSAOUI – Tout à fait ! Et je trouve que cette injonction de laïcisme forcé sur un symbole, oui, d’oppression, sans prendre en considération tout ce qu’il y a derrière et qui devrait être fait en amont, c’est un manque de respect pour ces femmes.
Je trouve la situation effrayante, en particulier en France car j’y vis, du fait de, comme vous l’évoquiez, la récupération par cette frange qui se prétend «laïque» de ces thèmes, cette frange laïque «intégriste» qui finit par rejoindre les mouvements d’extrême droite sur ces questions-là. C’est assez inquiétant, à un moment donné, il faut avoir un vrai débat à ce propos, un vrai débat de société, de vraies prises de position, car avec la montée en France de l’intégrisme et de la radicalisation, les frontières du racisme et de l’islamophobie sont faussées. Je crois que ce brouillage des frontières rend plus urgent que jamais de les définir. Notez qu’ici, je n’avance que mon opinion personnelle.
En tout cas, pour répondre à votre question, en Europe, les droits des femmes sont menacés comme ils le sont à chaque fois que ce continent connaît un contexte de crise. L’Europe se trouve en phase de fragilité, en crise de sens, mais aussi en crise économique, et les premières victimes, justement, les premières sacrifiées, tant sur le plan économique qu’au niveau du sens, lorsque les valeurs se trouvent mises à mal, ce sont les femmes. On reprend le contrôle sur elles, on essaie de maintenir le système tel qu’il est et on exclut les femmes de la sphère économique.
Même chose dans les pays arabes qui ont vécu des révolutions ; et pourtant, dans ces révolutions, les femmes étaient en première ligne ! On voit les retours de manivelle qu’ensuite, elles ont subis. Aujourd’hui en Syrie, les femmes sont soumises à des violences, à des tortures ; elles ont été sacrifiées. Comme dans bien d’autres contextes auparavant, le viol y est utilisé comme arme de guerre. A côté de cela, ce qu’on ne sait pas, c’est qu’il existe sur place tout un réseau de femmes, de féministes, qui demeurent extrêmement mobilisées, qui sont créatives, qui préparent la Syrie de demain, et c’est elles qu’il faut aider aussi ! Elles sont là, elles se préparent pour l’avenir, elles préparent une nouvelle génération et il faut absolument être très attentif à cela.
Pour moi, ces Syriennes sont des héroïnes, car elles se battent tout à la fois contre une mentalité, un régime barbare et contre Daesh. Donc elles sont obligées d’être sur tous les fronts, et pour toutes ces raisons, elles sont admirables.
MY GLOBAL SUBURBIA – Et pourtant, depuis le début de cette décennie, l’on constate des phénomènes allant complètement en sens contraire, des phénomènes inquiétants autant qu’ils sont absurdes. En Europe et en Amérique du Nord, un discours incohérent et dangereux, calqué sur celui des «masculinistes» québécois, transposant le langage et les codes du féminisme au sexe masculin en présentant l’homme comme le nouveau sexe opprimé, est tenu par les «méninistes» (meninists) en écho à celui qui était déjà entendu dans la décennie précédente chez des polémistes comme Eric Zemmour et Alain Soral.
Face à la réalité apparemment immuable des inégalités sociales et salariales, ainsi que des violences conjugales dont l’immense majorité des victimes demeurent des femmes, comme vous l’avez souligné dans les deux cas, comment ces discours peuvent-ils s’analyser si ce n’est comme délibérément mensongers et, plus encore, réactionnaires ?
NADIA LEILA AISSAOUI – En effet, il s’agit d’un discours réactionnaire, très clairement. Mensonger ? Peut-être ces hommes croient-ils vraiment qu’ils sont opprimés !
Je dirais pour ma part que, là encore, ce sont des phases de crise dans l’histoire des sociétés. A chaque fois que les mouvements de femmes se renforcent et font entendre leurs revendications, une peur profonde que le système de domination s’écroule s’installe, car les fondements vacillent quand les femmes sont en avant, qu’elles revendiquent, qu’elles s’activent et qu’elles parviennent à arracher des droits. Cela s’amplifie aujourd’hui vu le développement exceptionnel des moyens de communication et des réseaux sociaux.
C’est particulièrement clair en Europe, où les femmes sont de plus en plus organisées, politisées, et c’est la même chose au Canada, donc au Québec. Plus les femmes avancent dans la lutte pour leurs droits, plus elles menacent de déstabiliser un édifice existant depuis des millénaires – l’édifice patriarcal qui donne tout pouvoir aux hommes. Il est donc somme toute normal que ces hommes réagissent de cette façon, car il s’agit là d’une menace à leurs privilèges ! Du coup, ils mettent sur pied une propagande mensongère et guerrière, contre ce qu’ils considèrent comme une menace à leur propre identité. Pour eux, l’égalité, cela signifie renoncer à une certaine forme de pouvoir, et c’est peut-être intrinsèquement lié à leur masculinité, à la notion de virilité, bien que cette vision soit complètement dépassée à présent.
Pour moi, tout cela est révélateur d’une crise identitaire masculine profonde, due au fait que le système patriarcal vacille et c’est parce que, tout simplement, les femmes bougent et se libèrent de l’oppression.
En revanche, et pour contrer cette tendance, il y a quand même aussi des hommes qui sont extrêmement mobilisés contre ces gens-là ! Par exemple, je pense au mouvement ZéroMacho, ce sont des hommes lucides sur les rapports de domination, engagés pour une égalité totale, et qui ne se considèrent pas comme féministes mais pro-féministes. Dans leur philosophie, il n’est pas question de mener un combat féministe, mais un combat contre les hommes qui soutiennent la domination. Ils travaillent donc dans leur propre «maison», estimant que c’est à eux d’arriver à modifier la perception et les représentations des femmes au sein même du genre masculin. Ils sont très engagés contre la prostitution et l’exploitation.
Donc, cet «autre versant» existe aussi, celui des hommes engagés pour un rapport égalitaire entre hommes et femmes, une nouvelle façon d’envisager les rapports entre les genres. Ceux-là sont nos alliés dans cette longue marche vers l’égalité.
Pour apporter son soutien au Fonds pour les Femmes en Méditerranée : www.medwomensfund.org/fr/Soutien.html
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