En France, le droit d’asile fait peur. C’est sans doute pour cela qu’il est si peu accordé, le taux d’acceptation des demandes d’asile ne dépassant pas aujourd’hui les 22% et la France se trouvant ainsi nettement dans le peloton de queue des Etats membres de l’Union européenne qui ouvrent leurs portes aux réfugiés.
Pour qui ne serait pas convaincu de toute l’horreur que ce droit pourtant historique en France semble inspirer de nos jours, non aux seuls mouvements xénophobes bien connus et à ceux qui, dans la droite dite – et surtout soi-disant – «républicaine», ont choisi de calquer leur discours sur ceux de tels groupes, mais aussi aux institutions de la République elles-mêmes, à commencer par le Parlement, il suffisait d’être présent au nouveau rassemblement organisé devant le Sénat ce lundi 26 mai par ELENA France, l’association des avocats du droit d’asile, pour acquérir une certitude tout autre.
Dès 11H30, comme le prévoyait l’autorisation de la Préfecture de Police, plusieurs avocats membres de l’association étaient présents au Square Francis Poulenc, face au Sénat, sur la rue de Vaugirard. S’ils croyaient pouvoir manifester de manière aussi libre et normale que la dernière fois, ils allaient bien vite être déçus.
Évincés du lieu du rassemblement
Au bout d’à peine un quart d’heure, un membre des forces de l’ordre déployées sur place est venu trouver le Président de l’association, Maître Alexandre Aslanian, en lui indiquant que la tenue du rassemblement dans le square n’était pas souhaitée. En dépit même d’une autorisation préfectorale dûment délivrée ? Oui.
Le lieu sur lequel portait l’autorisation n’était pas le Square Francis Poulenc, mais le 16 rue de Tournon, en haut de cette rue qui monte vers le Sénat depuis la rue Saint-Sulpice et où rien n’est prévu pour manifester. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle, lors des deux précédents rassemblements semblables, la Police avait demandé à l’équipe d’ELENA France de s’en tenir au Square Francis Poulenc, ce qui évitait d’avoir à «bloquer la circulation» … Mais cette fois donc, contrordre.
Relégués sur la chaussée – mais en rien découragés
Après quelques minutes dans le silence, à accueillir sur le square les nouveaux(elles) arrivant(e)s, les avocats furent «plus qu’invités», c’est en tout cas ce que leur annonça Maître Aslanian, à se rendre sur le lieu effectif de la manifestation à même la chaussée. En rien découragées, deux jeunes avocates ayant revêtu leur robe noire brandirent des pancartes reprenant les slogans «La CNDA [Cour nationale du Droit d’Asile] : Juge unique & Pas de justice», selon ce que prévoit le projet de loi adopté par l’Assemblée nationale et encore durci par un Sénat acquis depuis l’an dernier à l’opposition de droite, et «Procédure accélérée : Atteinte à la vie». Les deux jeunes femmes se mirent ensuite à scander ce même slogan, en agitant leurs pancartes, puis «L’asile, Pour le comprendre, Il faut le vivre !» et «Asile en danger : La France des Lumières se perd !».
«Bien évidemment, nous continuons»
Et pour l’équipe d’ELENA France, ce nouveau rassemblement, aussi malmené soit-il, avait en effet un goût de dernière chance, sachant qu’il était plus que probable que la Haute Assemblée se prononce le jour même, dans l’après-midi, sur ce texte qu’elle avait rendu encore plus impitoyable envers les demandeurs d’asile que l’était la première version adoptée au préalable par les députés. Et l’adjectif «impitoyable» n’est en rien une exagération.
«Tout va mal, et la raison en est que l’Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides [OFPRA], l’organisme qui instruit les dossiers de demande d’asile et prend des décisions, massivement et majoritairement des décisions de rejet, va pouvoir décider de sa procédure, la ‘procédure accélérée’, ainsi que de son juge et de sa juridiction : qui dit procédure accélérée dit choix par l’OFPRA de la procédure accélérée et, forcément, procédure à juge unique», a souligné Maître Marianne Lagrue, Avocat au Barreau de Paris.
«C’est là créer une juridiction qui n’existe pas, qui n’a jamais existé en soixante ans, à la Commission des Recours des Réfugiés, aujourd’hui Cour nationale du Droit d’Asile. C’est là une réforme totale de la procédure et, chose qui ne s’est jamais faite dans ce pays, par l’une des parties elle-même ! Il faut savoir en effet qu’à chaque fois, l’OFPRA est partie au procès, car devant la Cour nationale du Droit d’Asile, c’est contre l’OFPRA que l’on plaide, c’est à lui que l’on communique nos écritures et nos pièces, c’est lui qui doit normalement nous répondre mais le fait peu souvent, et aujourd’hui, il va choisir son juge unique ? Ce n’est pas possible, c’est omettre complètement les principes généraux du droit, les droits de la défense, le principe de la collégialité, l’octroi d’un délai raisonnable.»
De là à dire que, si ce projet de loi est adopté, le droit d’asile en France va disparaître, il n’y a qu’un pas … Pourtant, comme le précise Maître Lagrue, pas si vite. «Nous sommes dans une réforme de la procédure du droit d’asile, une modification des conditions d’accueil, d’hébergement, voire d’arrivée puisque la procédure va être également modifiée en zone d’attente et en centre de rétention. Ce n’est donc pas le droit d’asile qui change, au sens où la Convention de Genève subsiste, mais par les attaques liées à la procédure, qui est mère des libertés, et par l’impossibilité qui en résultera pour les avocats de défendre dignement les réfugiés, c’est une attaque contre le droit d’asile».
Le problème, c’est que cette «attaque», aussi scandaleuse soit-elle, a toutes les chances de s’avérer victorieuse, car si le Sénat adopte le projet de loi, il ne restera guère plus, à l’occasion du retour du texte à l’Assemblée, qu’une Commission Mixte Paritaire pour modifier ce qui doit l’être et l’on voit mal un Sénat qui a fait de tout demandeur d’asile un présumé fraudeur au séjour déjuger des députés qui, eux-mêmes, ont tiré les premiers sur les réfugiés. Qu’importe. «Le combat ne s’arrêtera pas,» confirme Maître Lagrue, «car les débats se terminent au Sénat mais la procédure devant l’Assemblée nationale n’est pas totalement terminée, il y a encore des motions qui vont être prises par les Ordres, par les institutions représentatives de la profession, les syndicats, les associations, et bien évidemment, nous continuons.»
Cantonnés derrière une barrière de police
A peine Maître Lagrue finissait-elle de parler que ses deux jeunes consœurs revenaient à la charge en scandant un nouveau slogan : «Rousseau, Montesquieu, Où sont-ils partis ?», lequel semblait en effet tomber à point nommé. Quelques secondes plus tard, les forces de l’ordre enjoignaient aux participants de se placer toutes et tous derrière une barrière de police mise en place à la hâte en travers de la chaussée, bloquant ainsi la circulation certes mais, surtout, cantonnant le rassemblement.
Qui donc pouvait avoir à ce point peur d’un groupe d’une petite trentaine d’avocats en robe manifestant devant le Sénat ? Pas les organisateurs de la cérémonie d’entrée des quatre héros de la Résistance au Panthéon, certes, car pour être proche du Sénat, le sanctuaire érigé «aux grands hommes» par «la Patrie reconnaissante» s’en trouvait malgré tout bien trop loin pour cela. Qui donc alors ? Les Sénateurs ?
En tout cas, pas le Sénateur UMP des Hauts-de-Seine Jacques Gautier, qui a descendu la rue de Tournon en passant à côté du rassemblement dans la plus parfaite indifférence, et encore moins Jean-Yves Leconte, chef de file du Parti Socialiste au Sénat, qui n’a pas hésité à venir dialoguer avec Alexandre Aslanian, Marianne Lagrue et leurs confrères et consœurs, de son côté «libre» de la barrière. Mais quelle pouvait être l’utilité de ces échanges, ne serait-ce que du côté de ce Sénateur des Français de l’Étranger, chaque groupe ayant d’ores et déjà décidé de sa conduite et même la pugnacité de l’équipe d’ELENA France paraissant vouée à n’y pas changer grand-chose ?
«Et la lumière s’éteint …»
Et l’après-midi même, alors que les avocats du droit d’asile avaient depuis longtemps quitté la rue de Tournon, le vote eut lieu. Les groupes de droite (UMP, UDI et Union Centriste) apportèrent 187 voix au projet de loi, les groupes communiste et écologiste s’y opposèrent par 31, et si le groupe socialiste de Jean-Yves Leconte se distingua à cette occasion, ce fut par une scandaleuse abstention.
Le pire est à craindre à présent. Par exemple, l’automaticité pour tout étranger débouté de manière définitive de sa demande d’asile d’une obligation de quitter le territoire français, là où, jusqu’ici, une demande de réexamen par l’OFPRA était possible, qui permettait de sauver des dossiers peu ou mal traités la première fois. Après le vote des Sénateurs, plus rien de cela donc : par la simple décision d’un juge, qui plus est unique, un demandeur d’asile de bonne foi devient un menteur, qui a honteusement tenté d’abuser de la générosité du peuple français pour immigrer en contournant les règles.
C’est si simple, après tout. Qu’importe si cela veut dire ensuite l’errance à travers l’Europe ou ailleurs, voire le rapatriement forcé vers un Etat répressif ou un pays en guerre, au péril même de la vie du débouté. Dans ce qui fut la France des Lumières, on en est là … «Et la lumière s’éteint», comme le chantait Serge Reggiani dans L’Italien.
Nous sommes tous des demandeurs d’asile – ou nous le serons bientôt
Qu’importe, dira-t-on, puisque cela ne concerne pas la vie quotidienne des Français ? C’est que l’on n’aura suivi ni les débats sur la Loi Renseignement qui ont abouti in fine à son adoption, ni donc les débats sur cette réforme du droit d’asile, les deux propositions de loi ayant en commun l’abandon du principe de respect de la procédure, et au sein de celle-ci des libertés fondamentales. Sans même être un terroriste potentiel ou un demandeur d’asile, c’est chacun(e) qui est concerné(e) désormais, dans tous les domaines de la vie au plan juridique, y compris les domaines fiscal, bancaire, voire médical, aussi radicalement éloignés des deux projets de loi en question puissent-ils être.
La Loi Renseignement a fait de nous toutes et tous, d’ores et déjà, des terroristes en puissance. Que l’on ne s’y trompe pas : demain, la nouvelle loi sur le droit d’asile, sans modifications substantielles qui peuvent encore intervenir et le doivent, fera de nous toutes et tous des demandeurs d’asile, cherchant désespérément à voir nos droits les plus élémentaires reconnus, dans notre propre pays – en espérant qu’elle ne nous obligera pas un jour, par un étranglement de plus en plus prononcé des droits et libertés issus de notre héritage constitutionnel, à fuir la France à notre tour, vers un pays quelconque où nous serons bien contents de ne pas trouver en vigueur des lois semblables. On n’en est pas encore là, pour l’instant on se fait peur avec de la politique-fiction, bien entendu. Mais en politique, la réalité dépasse la fiction très rapidement …
A chacun(e) maintenant de se déterminer. Les avocats d’ELENA France, eux, l’ont fait. Tant qu’il le faudra, que ce soit à la CNDA ou dans les rues qui mènent au Sénat, ils plaideront, encore et toujours, pour le droit d’asile.
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