«Si la plupart d’entre nous sont Charlie, Barcelone, Paris … Qui est Rohingyas ?» Par cette question d’allure provocante, l’association Charity Concept invitait sur Facebook chacun(e) à se rendre ce samedi 16 septembre à 14H à Paris, sur la Place du Trocadéro et du 11 Novembre qui regarde la Tour Eiffel depuis l’autre rive de la Seine, pour témoigner son soutien aux Rohingyas, minorité musulmane de Birmanie habitant l’État de l’Arakan (ou Rakhine), dans le sud-ouest, et persécutée sans discontinuer depuis déjà plusieurs décennies par le pouvoir bouddhiste de Rangoon puis aujourd’hui Naypyidaw, que ce soit la dictature militaire ou la démocratie civile.
Encadré par le Collectif HAMEB, acronyme de Halte Au Massacre en Birmanie, le rassemblement, coloré de drapeaux algériens, turcs et bosniens notamment, n’accueillit au départ qu’une timide centaine de personnes mais se conclut par la présence de six à sept cents participants scandant, unis et déterminés : «Halte au massacre en Birmanie !», «Nous sommes tous des Rohingyas !», «Rohingyas, humains sans droits !».
Jamais hésitante à soutenir une cause liée aux Droits Humains mais tiraillée entre plusieurs échéances internes prévues de longue date, Amnesty International France est demeurée jusqu’au bout dans l’incertitude quant à sa présence. Quelques heures à peine avant le début du rassemblement, une délégation a finalement pu être constituée, dirigée par la Directrice Générale Sylvie Brigot et la Coordonnatrice Crises et Conflits Armés, Nina Walch.
Nina Walch et Sylvie Brigot
Bien accueillie par organisateurs et participants d’un même élan, la délégation a fait connaître sur des pancartes aux couleurs jaune et noire les revendications d’Amnesty, claires et évidentes : «Stop aux massacres au Myanmar», ce nom étant celui que la dictature militaire avait donné au pays et qu’a conservé la nouvelle république, et «Rohingyas : Halte à la persécution». Évidentes ? Sauf pour une Aung San Suu Kyi, elle-même ancienne prisonnière de conscience «adoptée» par Amnesty, qui semble tourner aujourd’hui le dos aux Droits Humains.
La Ligue nationale pour la Démocratie (National League for Democracy, NLD), aujourd’hui au pouvoir, est pourtant bien placée pour savoir ce qu’est l’oppression d’État, ayant subi celle des juntes militaires en même temps que les Rohingyas, la minorité honnie du pays. Même leur nom n’est pas admis, Naypyidaw enjoignant aux médias et ambassades de les nommer «bengalis» car les considérant comme des immigrés du Bangladesh voisin – à l’instar du terme «gypsies» désignant les Roms en anglais, selon une légende qui les veut originaires non d’Inde mais d’Égypte.
Et pourtant. En 1948, la Birmanie devenue indépendante du Royaume-Uni reconnaissait bel et bien les Rohingyas comme minorité nationale. C’est en 1962, lors du coup d’État du Général Ne Win, qu’ils se voyaient exclus de la liste des 135 minorités nationales officielles. Vingt ans plus tard, en 1982, le pouvoir militaire leur retirait jusqu’à la nationalité birmane.
Apatrides, privés du moindre droit civil, politique, économique, social ou culturel, dépourvus de travail, interdits d’école, incapables de se soigner, les Rohingyas ne peuvent que tenter de fuir vers les pays voisins – Thaïlande, Malaisie ou Indonésie, si ce n’est l’Australie plus lointaine.
A une constante de persécution viennent s’ajouter des «flambées» de la part des autorités birmanes, par exemple en 2014. Déjà alors, la NLD, toujours d’opposition face à la junte militaire en place, était restée silencieuse.
En 2016, Aung San Suu Kyi, devenue l’équivalent d’un Premier Ministre au sens de la Troisième République française, investie du pouvoir alors que le Président n’a de fonction que symbolique, maintient la pression sur les Rohingyas tout en affichant à l’étranger une volonté d’apaisement. Mais à la fin de l’année, l’armée entreprend une campagne de pillages, de viols et de tortures, forçant plus de quatre-vingt dix mille personnes à fuir vers le Bangladesh, sans que «The Lady», comme l’a baptisée Luc Besson dans le film qu’il lui consacre, s’en émeuve plus que cela.
Et à l’été dernier, l’inévitable se produit. Le 25 août, une organisation rebelle dénommée l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) attaque douze postes de police et un camp militaire. Naypyidaw entame alors une campagne sauvage et sans nuance de représailles contre la communauté rohingya dans son entier, brûlant des villages, torturant, violant et tuant des milliers de personnes, près de quatre cent mille Rohingyas étant poussés sur les routes de l’exil.
L’ONU parle d’une «épuration ethnique» et va jusqu’à qualifier les Rohingyas de «minorité la plus persécutée au monde», mais rien n’y fait. La lauréate du Prix Nobel de la Paix 1991 se mure dans le silence, poussant ses homologues Malala Yousafzai et Desmond Tutu à en appeler à elle publiquement, tandis que des pétitions apparaissent sur Internet pour demander qu’elle soit déchue de la distinction.
«La réaction d’Aung San Suu Kyi, disons au mieux son absence de réaction, est honteuse,» s’indigne Nina Walch. «Les rares fois où elle s’est exprimée, par exemple le 6 septembre, c’était pour crier à des ‘fake news’, et plus récemment, pour annuler sa présence annoncée à l’Assemblée générale de l’ONU. En 2016, à cette même Assemblée générale, Aung San Suu Kyi avait affirmé qu’elle allait protéger les Rohingyas ; elle demandait un peu de patience à la communauté internationale. Sauf que là, cette patience a atteint ses limites.»
Icône mondiale de la démocratie, Aung San Suu Kyi a fait d’elle-même un ange déchu. Aujourd’hui, que faire pour les Rohingyas, qu’il faudra pourtant bien sauver de leur enfer ? Et comment ?
En comprenant tout d’abord que la seule attaque du 25 août ne peut servir à laver les mains du pouvoir birman. Les persécutions actuelles contre les Rohingyas ne se limitent pas à une opération antiterroriste qui aurait mal tourné. «Grâce à nos recherches, nous savons que les persécutions actuelles contre les Rohingyas sont systématiques et planifiées,» confirme Nina Walch. «Systématiquement, l’armée brûle des villages entiers, tire sur les habitants qui essaient de s’enfuir. Aux quatre cent mille personnes qui ont fui s’ajoutent dix mille déplacés à l’intérieur de l’État d’Arakan. Bien que les Rohingyas soient discriminés et persécutés depuis plusieurs décennies, l’ampleur de la violence actuelle envers eux est sans précédent.»
Nina Walch
Aucune illusion à se faire, la solution ne viendra pas d’un pouvoir civil encore par trop faible devant une armée jadis toute-puissante et qui, pour avoir elle-même créé l’apparence d’un contrôle civil sur ses actes, n’a pour autant laissé en rien celui-ci devenir une réalité. «Cela ne s’arrêtera pas facilement, car l’armée bénéficie d’une immunité totale,» poursuit Nina Walch. «L’armée continue de détenir le pouvoir, elle contrôle les trois ministères-clés et détient un quart des sièges au Parlement. Elle n’a jamais été inquiétée pour les exactions commises.»
Au pur niveau national du Myanmar, la situation serait donc irrémédiablement bloquée ? Pour Amnesty, comme l’explique Nina Walch, «c’est à la communauté internationale d’agir». Mais que ferait une communauté internationale qui se mure dans le silence depuis le début des atrocités ?
«La communauté internationale est restée silencieuse déjà bien trop longtemps,» déplore la représentante d’Amnesty France. «Le 18 septembre, la situation du Myanmar sera discutée au niveau du Conseil des Droits de l’Homme à Genève ; nous demandons qu’à cette occasion, une résolution très ferme et forte soit adoptée, proposée par exemple par l’Union européenne, pour condamner les violences et demander un accès aux observateurs et aux organisations humanitaires.»
Quid du Conseil de Sécurité, l’organe dirigeant des Nations Unies ? Bien par-delà le drame du Myanmar, souligne Nina Walch, c’est toute la nécessité d’une réforme de son fonctionnement qui est ici mise en avant. «Jusqu’ici, le Conseil de Sécurité n’a jamais examiné cette situation qu’à huis clos, encore récemment, le 30 août. Et encore, c’était à chaque fois pour ne rien faire, simplement se déclarer ‘fortement préoccupé’. Cette fois, ça suffit. Le Conseil de Sécurité doit se réunir en public et adopter lui aussi une résolution forte.»
Émanation suprême, incarnation par excellence, du système international westphalien qui consacre le pouvoir absolu de l’État-nation, au prix d’archaïsmes meurtriers tels la Syrie, le Yémen et, à présent, la Birmanie, le Conseil de Sécurité ne peut être actionné que par la volonté des États qui y siègent, en particulier les cinq Membres permanents dotés du droit de veto – États-Unis, Royaume-Uni, France, Russie et Chine. En toute logique, Amnesty France demande au Gouvernement français, donc détenteur du veto, de prendre l’initiative. Et le message que relaie Nina Walch est clair.
«Outre le commandant en chef de l’armée birmane, qui a le pouvoir de faire cesser les violences, Amnesty International interpelle le Gouvernement français, qui doit absolument être proactif et agir au niveau du Conseil des Droits de l’Homme.» Sauf que, face au Représentant permanent de la France au Conseil de Sécurité, celui de la Chine, premier investisseur en Birmanie, est tout prêt à défendre une bonne cliente, et pour ce faire, à dégainer un droit de veto dont l’usage permanent pendant la Guerre Froide, puis qui avait décru lors de la parenthèse libérale des années 1990-2000 pour refaire surface avec le retour à la présidence russe de Vladimir Poutine en 2012, a fini par mettre à néant toute l’action de l’ONU. «C’est justement pour cela qu’Amnesty soutient un encadrement de l’usage du droit de veto», insiste Nina Walch.
A la base des États, il y a les citoyens, et dans les démocraties libérales – par opposition à celles «illibérales» modelées sur la Russie et, plus encore, la Hongrie – il y a la société civile. C’est d’elle que peut et doit venir le mouvement, commente Sandrine Lerma, militante d’Amnesty France, qui était présente dans la délégation au rassemblement pour les Rohingyas.
«Pour que les gouvernements agissent, la société civile doit agir d’abord et, ce faisant, créer les conditions qui feront que ne pas agir deviendra impensable.»
Sandrine Lerma
Seulement, dans quelque pays que ce soit, la société civile a besoin pour agir, avant tout et surtout, d’information, et qui soit fiable. Pour peu que les médias nationaux se désintéressent d’une question donnée, aucune chance que la société civile locale puisse s’en saisir. S’agissant de la Birmanie, Sandrine Lerma témoigne par expérience. «Pour moi, c’est grâce à Amnesty que j’ai découvert cette situation, voilà une dizaine d’années. A l’époque, dans les médias, personne n’en parlait. Les choses changent en ce moment, mais très lentement encore, et vu la situation d’aujourd’hui, il est nécessaire de passer à la vitesse supérieure.»
A un rassemblement du Collectif HAMEB organisé dans un esprit humaniste est venu s’en ajouter un autre, imprévu celui-là, mené par un inconnu suivi par une caméra de télévision le filmant et qui a tenté d’attirer les participants vers lui, scandant des slogans à caractère religieux qui tranchaient avec ceux de la manifestation officielle où ne transparaissait aucune motivation exclusive ou sectaire.
Neutre politiquement, religieusement et sur tout autre plan de l’activité des sociétés humaines, représentée par une délégation formée in extremis, Amnesty ne pouvait que manquer de visibilité, malgré ses pancartes jaunes et noires aux inscriptions on ne peut plus concises et, il va de soi, fidèles à l’esprit de son action. Mais l’on n’est pas forcément le plus utile parce que l’on est le mieux vu dans l’instant, un message bon et utile étant non pas celui dit plus fort que tous les autres mais qui, une fois dit, reste.
Celui que porte Amnesty est immanquable et dépasse de loin la seule question du martyre actuel des Rohingyas. Dans un monde où le système institutionnel international est en bout de course, la priorité doit être donnée au respect des Droits Humains et à leur protection par tous les moyens permis en droit international, sans quoi le déni à grande échelle de la dignité humaine en un endroit donné ne peut que contaminer tout le reste de la planète.
Les Rohingyas en sont le symptôme, un symptôme, à traiter sans attendre comme l’est le mal lui-même. D’autant que l’on sait, depuis la Syrie en 2011, que l’histoire n’est pas, n’est plus, un vaccin contre l’oubli des atrocités de masse qui est une maladie mortelle pour tout ordre international et pour la paix, ne serait-ce que pour ce qui s’en rapproche le plus en son temps.
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